Chapitre 1 : Votre pire cauchemar

"Aurore..." Ce chuchotement dans le creux de mon oreille... Cette voix. Je connais cette voix. Profonde, grave, suave, silencieuse, effrayante, attirante. Elle résonne dans ma tête, dans mon corps, dans mon ?me. Non, ce n'est pas la première fois que je l'entends, j'en suis s?re. Mais... Serait-ce... Oh non.

Une main se pose sur la mienne. Un contact glacial. Et pourtant, une onde de chaleur transperce ma main et prend possession de mon corps tout entier. Je me fige, j'ai peur. La main m'attire vers une silhouette noire, lointaine, impénétrable, et pourtant si proche. Une autre main se pose sur ma taille. Mon souffle se coupe. Mes doigts se posent malgré moi, comme attirés par une force dépassant l'entendement, sur une épaule recouverte d'un tissu aussi noir que la mort. Je devrais fuir. Avant qu'il ne soit trop tard...

"Qui... qui êtes-vous ?", ma voix brisée par la terreur prononce ces mots, comme à contre-c?ur. Ma gorge se noue, mes lèvres sont sèches. La silhouette fantomatique m'entra?ne dans une valse envo?tante. Je me laisse aller. Je sais que je ne peux rien faire pour l'en empêcher. Pourquoi ai-je posé cette question ? Oh ! Non. Je ne veux pas savoir. Peu importe qui est cette créature. Je ne devrais pas être ici, je ne devrais pas...

"Oh. Vous ne me reconnaissez pas, princesse ? Quel dommage ! Je me sens vexée, sachez-le. Moi qui croyais que personne ne pouvait m'oublier aussi facilement...", ces mots, cyniques, doucereux, tout droit sortis de ces lèvres rouges, finement retroussées sur des dents d'une blancheur éblouissante, esquissant un sourire machiavélique, me glacent le sang.

"Je suis désolée, je... Je ne devrais pas être ici. Je dois... Je n'ai pas le droit de parler à...", je murmure cette excuse peu convaincante. Je ferme les yeux, espérant que tout s'arrête, que cette bouche dont le souffle embrume ma vision s'éloigne de mon visage, que cette main froide dont le toucher me fait perdre la raison daigne l?cher la mienne... Mais je ne fais rien. Je ne peux pas...

"? des inconnus ?", la voix effrayante se perd dans un rire ironique, per?ant, sans fin. "Oh, mais je ne suis pas un inconnu..." chuchote la bouche rouge écarlate dans mon oreille. Je ferme les yeux encore, pour mieux écouter le son hypnotique et langoureux de cette voix. Je devrais être à des milliers de kilomètres de là... Que diraient mes tantes ? Oh ! Au diable, mes tantes ! Je ne veux pas partir... Je ne peux pas...

"Mais... Mais... Qui... Qui êtes-vous ?", je demande une dernière fois, cette fois avec un désir br?lant au fond de moi, pour la première fois. Le désir de savoir. Qui est cette ombre qui m'attire à elle, sans que je ne puisse lui résister ? Cette voix qui m'hypnotise et pourrait me guider jusqu'aux portes de l'Enfer ? Ces lèvres que je ne peux quitter des yeux...?

La silhouette s'arrête brusquement. La transe dans laquelle elle m'avait entra?née s'évanouit. La musique imaginaire qui guidait mes pas dispara?t. Cette danse aux bras du Diable prend fin.

Soudain, la main autour de ma taille se resserre et m'attire un peu plus encore vers cette ombre indescriptible, dont la noirceur m'effraie. Mon corps se heurte à cette silhouette sans ?me. Je lève lentement les yeux. Les lèvres rouges s'approchent, encore, et encore, et encore... Un sourire glacial fend cette bouche écarlate. Je ne peux plus respirer. Mes yeux se figent, mes paupières s'immobilisent. Les lèvres se penchent doucement, la main sur ma taille se resserre encore. La bouche n'est plus qu'à un centimètre de la mienne. Si ces lèvres me touchent, j'en mourrais. Puis elles s'animent, s'entrouvrent lentement...

"Je suis votre pire cauchemar...", murmurent-elles, contre les miennes. Je peine à avaler ma salive. Aucun mot ne me vient à l'esprit. Mon ?me est vide. Morte, peut-être. Cette créature a d? la tuer. Ou l'emporter avec elle.

"Votre fin sera la mienne. Prenez garde, princesse Aurore. Prenez garde...", la voix prononce ces derniers mots, d'un ton presque mélancolique, silencieusement, le son s'évanouissant peu à peu dans le vent.

Mes lèvres tremblent, mon corps tout entier est secoué de tremblements que je suis incapable de contr?ler. Je ferme les yeux. Une larme chaude coule le long de ma joue. Puis un souffle pénètre entre mes lèvres... Je suis immobile, incapable d'esquisser le moindre mouvement. Enfin, je sens le contact de ces lèvres rouges, chaud et glacial à la fois, si doux... Comme une caresse... Sa bouche effleure la mienne...

Puis plus rien. Le néant. Enfin. Je suis morte.


"Maléfique !", un cri de rage et de désespoir s'échappa de la bouche de la reine alors qu'elle s'éveillait en sursaut, se redressant brusquement dans ce lit qu'elle partageait avec le roi Philippe.

Ce dernier, alerté par le hurlement de son épouse, ouvrit les yeux pour dévisager Aurore. Ce matin-là, il peina à reconna?tre la jeune fille qu'il avait rencontrée deux ans auparavant dans les bois et dont il était instantanément tombé amoureux. Des cernes bleues entouraient ses yeux violets, rougies par des larmes de rage, ou de tristesse qui rongeaient ses joues. Sa peau d'habitude rose avait la p?leur d'un fant?me, ses mains douces et fines étaient agrippées aux draps, tordues, contorsionnées par la peur, ou la colère, il ne saurait dire. En croisant le regard de la reine Aurore à ce moment précis, Philippe eut peur.

"Oh, mon amour. Que s'est-il passé ? Enfin, calme-toi ! Ce n'était qu'un rêve...", tenta-t-il en posant une main sur l'épaule d'Aurore. Celle-ci se dégagea d'un geste brusque, et s'extirpa en dehors du lit conjugal.

"Non. Ne me touche pas.", répliqua-t-elle d'un ton glacial.

"Mais enfin, Aurore... Raconte-moi ! Quel était ce rêve qui t'a tant bouleversée...?", lui demanda son époux d'une voix qui se voulait douce et rassurante. "Cela fait des nuits que tu te réveilles de cette fa?on, tu te lèves en sursaut, les yeux rouges, en pronon?ant son... son nom, et sans jamais daigner m'expliquer... Je ne te comprends pas, Aurore. S'il te pla?t, explique-moi... Que je puisse t'aider !"

Aurore, qui s'était dirigée jusqu'à la terrasse de sa chambre, contemplait la lune, cet astre pur et gracieux, qui semblait se moquer d'elle et de ses angoisses futiles, de là-haut, perchée dans le ciel noir. La reine soupira, et se résigna à parler, pour la première fois depuis des mois.

"C'est toujours le même rêve... Elle est là, elle me parle, elle m'entra?ne dans une danse... Je danse avec elle dans les bois et... Et elle... Oh ! J'ai tellement peur ! Je ne peux pas bouger, je suis... Je suis figée et...", expliqua Aurore avant d'être secouée de sanglots.

Philippe qui l'avait suivie sur la terrasse, prit la main de son épouse et de l'autre lui caressa la joue tendrement. "Ne t'en fais pas, mon amour. Ce monstre est mort, je te l'ai dit. Elle ne pourra jamais plus te faire de mal. Elle a tenté de nous séparer, c'est vrai, et elle a presque réussi... Mais je l'ai combattue, ce fut difficile, mais j'ai gagné. Et maintenant je peux t'assurer que tu es en sécurité. Oublie-la, oublie tout cela... C'est derrière toi, à présent. Allez, viens te recoucher et essaie de te rendormir..."

Aurore leva ses yeux plein de larmes pour les plonger dans ceux de Philippe, puis hocha la tête avant de retourner vers le lit, où elle s'allongea aux c?tés de son mari.

Alors qu'elle regardait le plafond, étendue sur le dos, une main derrière la tête et l'autre posée sur sa poitrine, elle entendit le ronflement paisible de Philippe s'élever timidement à c?té d'elle. Elle soupira. Puis elle repensa à ce rêve, si étrange, si effrayant, et si beau à la fois. Elle repensa à ce contact, ces mains sur son corps, cette bouche contre la sienne... Elle posa une main sur ses lèvres qu'elle caressa lentement. Elles étaient br?lantes, comme animées d'une flamme qui devrait pourtant être éteinte depuis des années. Elles étaient chaudes et humides, alors que son mari n'y avait pas touché depuis... deux ans, peut-être ? Elle ne comptait plus. Quelle importance ? Les mariages d'amour sont une illusion, n'est-ce pas ?

Bien s?r que Philippe ne comprenait pas, bien s?r qu'il ne pouvait pas comprendre. Il n'avait aucune idée de ce qu'elle avait vécu, il n'avait pas non plus la moindre idée de ce qu'elle pensait ou encore de ce qu'elle désirait. Il avait fait tout cela pour elle, pour pouvoir l'épouser et vivre avec elle. Et surtout, pour devenir roi. Mais elle ? S'était-il jamais demandé si c'était ce qu'elle souhaitait ? Peut-être qu'après tout, elle n'avait jamais désiré être sauvée... Non, bien s?r. Une princesse veut toujours épouser un prince. Oui, mais elle n'était pas une princesse. Il avait cru la protéger. Il avait cru la délivrer en tuant le dragon et en lui donnant un baiser. Il croyait bien faire. Dans les livres, le prince tue le dragon pour sauver la princesse. Mais elle n'était pas un personnage de roman. Le prince n'avait pas sauvé la princesse. En tuant le dragon, il avait tué la princesse. Et en tuant le dragon, il avait tué une femme. Il l'avait tuée, elle. Maléfique...

En repensant à ce nom, une larme coula de nouveau sur sa joue. Elle chuchota son nom encore, et encore, comme si cela pouvait la faire revenir à la vie. Non. Cela ne pouvait plus durer. Il avait cru bien faire, mais il s'était trompé. ? son tour maintenant de choisir à sa place et de faire ce qui est bien pour elle.

La reine se leva lentement, traversa la chambre à pas de loup, ouvrit la porte avec précaution avant de la refermer derrière elle. Elle marcha le long des corridors, pieds nus, jusqu'à ce qu'elle arrive devant la grande porte en bois noir aux moulures d'or de la bibliothèque. Elle poussa la porte qui grin?a légèrement et entra. Sans réfléchir, elle se dirigea vers l'étagère contenant les manuels de magie. Ses tantes, aujourd'hui ses conseillères après avoir été les conseillères de ses parents, avaient emporté tous les manuscrits et livres de magie qu'elles possédaient au ch?teau afin de pouvoir les consulter à tout moment si besoin était. La jeune reine avait passé des heures à feuilleter ces livres étranges, juste par curiosité, puis ensuite, sur les conseils de... Non. Ne plus penser à elle.

Voilà. Elle avait trouvé le livre qu'elle cherchait : "Le sort du sommeil éternel". Elle souffla sur la couverture de cuir rouge pour le débarrasser de la couche de poussière qui le recouvrait et ouvrit le manuscrit, le coeur battant. Effets secondaires... Oui, cela devrait convenir. Cauchemars, bien s?r. Il fallait s'en douter, pensa Aurore en levant les yeux au ciel, avant de s'asseoir pour mieux lire le paragraphe consacré aux effets secondaires de la malédiction du sommeil éternel.

"Le sort du sommeil éternel, très puissant, a pour effet principal de lier la victime à son bourreau, créant ainsi une passerelle entre l'?me des deux personnes."

Une passerelle...? Qu'est-ce que...

"Cependant, une fois le sort brisé, des effets secondaires persistent. Si la victime n'est plus sous l'emprise de la malédiction, le lien unissant la victime et l'auteur du sort demeure. Ce lien indestructible se manifestera selon la nature du sort, à savoir dans le cas du sort du sommeil, par l'intermédiaire du sommeil, expliquant l'existence de cauchemars récurrents."

Alors tous ces cauchemars, c'était parce qu'elle... Elle était liée à son bourreau. Maléfique, en jetant cette malédiction sur la princesse Aurore, n'avait pas pensé qu'elle lierait son ?me à celle de sa victime... Aurore était liée à Maléfique. Mais une question demeurait sans réponse...

"Il y a néanmoins un moyen unique de briser définitivement le lien entre l'?me de la victime et celle son bourreau : la mort. En effet, la mort du bourreau annulera les effets de la malédiction, aussi bien le sommeil en lui-même, mais également tous les effets secondaires engendrés par celui-ci, y compris les cauchemars."

De surprise, Aurore, bouche bée, ouvrit les mains, laissant tomber le livre qui s'écrasa sur le plancher de bois. Incapable de bouger, son cerveau au contraire bouillonnait. Alors... Si elle rêvait toutes les nuits de Maléfique, la femme qui l'avait maudite dix-huit ans auparavant... Ce n'est pas parce qu'elle était hantée par sa mort, comme elle l'avait cru... Mais bien parce qu'elle était liée à elle, et par conséquent, hantée par son ?me, par sa présence, par sa vie...

Maléfique n'était pas morte. Maléfique était toujours vivante, quelque part...

La reine se pencha pour ramasser le manuscrit que ses tantes lui avaient interdit de lire, et le rangea à sa place. Elle s'immobilisa encore une fois, plongée dans ses pensées. Si ses tantes l'avaient empêchée de lire ce livre, alors... Elles savaient que Maléfique était encore vivante. Philippe ne l'avait pas tuée, et pourtant c'est ce qu'il lui avait fait croire... Pourquoi ? Pourquoi avoir menti ? Il n'avait aucune idée de ce qui la liait à Maléfique... Alors pourquoi lui avoir menti sur son sort ?

Aurore serra les poings. Imposteur. Philippe était un imposteur. Ses tantes l'avaient trahie. Elles lui avaient menti, encore une fois. Maléfique... Maléfique était vivante. La reine esquissa un sourire. Des larmes coulèrent le long de ses joues, réchauffant son c?ur. De la joie, voilà longtemps qu'elle n'avait pas éprouvé ce sentiment.

Maintenant, c'était à elle de mentir. C'était à elle de les trahir. C'était à elle de décider pour eux tous. Pour Philippe, pour les fées. Pour elle. Pour Maléfique. Elle ne dirait à personne, ni aux fées, ni au roi, qu'elle avait découvert leur précieux secret. Non. Ils comprendront quand ils verront son lit vide au petit matin. Aurore sourit. Enfin, elle allait se venger. Ils allaient conna?tre la sensation d'avoir été trahis, d'avoir été privés de la vérité, d'être prisonniers du mensonge.

Il fallait qu'elle découvre la vérité. Il fallait qu'elle obtiennent des réponses. Et pour cela, il n'y avait qu'un seul moyen : retrouver Maléfique.

Aurore quitta la bibliothèque d'un pas décidé, elle descendit en trombe les escaliers menant à la salle de bal et sortit du ch?teau par une porte attenante normalement réservée aux domestiques. Elle courut jusqu'aux écuries où elle scella et apprêta son cheval, un bel étalon noir qu'elle avait baptisé Diablo.

Une fois en scelle, elle s'élan?a dans la forêt. Pour la première fois depuis deux ans, elle avait un but à accomplir. Pour la première fois, elle allait désobéir. Pour la première fois, elle allait laisser ses devoirs et obligations de reine derrière elle. Pour la première fois, elle allait choisir son destin. Et cette fois, personne ne l'arrêterait.

Après deux jours de chevauchée interrompus par de courtes nuits, elle bifurqua sans hésiter vers le chemin parsemé de ronces qui menait à la Montagne Interdite, le domaine de Maléfique.

Soudain, Aurore nota un détail intriguant à propos de ses dernières nuits passées dans la forêt. Pas une seule fois elle n'avait été hantée par le visage de Maléfique. Peut-être qu'alors...

Bien s?r. Ces rêves... Ces rêves étaient un appel. Pendant deux ans, Maléfique avait tenté de lui faire comprendre qu'elle était toujours vivante, et qu'elle l'attendait quelque part.

Maléfique l'appelait.

Lorsqu'Aurore leva les yeux, elle distingua au loin la forteresse de pierres qui servait d'habitat à la méchante fée depuis peut-être des décennies déjà. Elle sourit.

Après toutes ces années, elle n'avait pas oublié le chemin menant à ce lieu désolé où se réfugiait son ancienne ennemie. Après toutes ces années, elle savait toujours comment la retrouver.