Coucou!

Il semblerait que les quelques mois se soient changés en années... hu hu, je ne pensais pas que cela faisait déjà 2 ans que je n'avais pas mis à jour cette histoire parallèle. Au programme, le grand retour des pensées d'Ilona pour pas moins de 3 chapitres!

Sur ce, je vous souhaite une bonne lecture!


Journal d'Ilona 11 : Lucian

OoooooO

15 Juillet 1207,

Il est vertigineux de constater à quel point la mémoire d'une seule personne peut être remplie de souvenirs, et encore davantage de s'apercevoir que la sienne comporte tant de failles. Il y a des vides dans mes songes, des fossés dans mon passé d'humaine que ma nouvelle nature me permet pour la première fois de percevoir. Des brides manquent et se sont perdues, probablement effacées par je ne sais quel artifice immortel, je les sens, floues et diffuses, comme un murmure, une caresse revenue du fond des limbes de mes premières années. Selon Viktor, il est improbable que je retrouve un jour tous les éléments de mon existence qui m'ont été arrachés. Pour une fois, j'aimerais bien qu'il se trompe car derrière l'étau qui m'enserre la poitrine, je ressens également la présence de quelques heures douces et lumineuses, un privilège rare par les temps qui courent.

Je revois les couleurs des bois à la fin de l'été et sens l'odeur des fleurs des sauvages tandis que mes doigts effleurent les herbes folles. J'entends encore les rires d'Helén qui me suis de loin en tirant notre frère, laissé en paix par la fièvre pour quelques heures. Le sucre des fraises fond dans ma bouche alors que j'en tends une poignée au louveteau qui serpente entre mes jambes nues. Parfois, j'ai des difficultés à séparer le rêve du souvenir, alors je demande à Viktor: ?réel?? et l'A?né hoche la tête en esquissant un sourire avant de se replonger dans la rédaction des longs traités qu'il semble affectionner plus que raison. Il est serein à présent, je ne vais pas mourir. Tout du moins, pas de sa morsure. J'ai survécu à la transformation. Je suis un vampire. Je devrais me sentir différente, mais ce n'est pas le cas. Je me sens aussi vide que quelques jours auparavant, aussi misérable, aussi révoltée et insignifiante. Le monde me répugne tout autant, peut-être même plus à présent que mes sens, déjà amplifiés par ma nature lycanthrope passée, le sont davantage encore alors que le monde de la nuit s'ouvre un peu plus à moi à chacun de mes pas mal-assurés.

Ili est morte, son corps hante toujours mes cauchemars à chaque fois que je ferme les yeux. Ses yeux exorbités me fixaient toujours, suppliants, son sang encore chaud ruisselait jusqu'à mes pieds et les hurlements de son fils nouvellement né n'étaient que des piaillements à c?tés des cris qui fusaient depuis ma poitrine. M'arrachera-t-on donc toutes les personnes auxquelles je tiens? Combien d'innocents mourront encore parce qu'ils m'ont c?toyée? Combien d'Aurél seront encore victimes des immortels et de leur folie?

Viktor avait voulu m'approcher, il avait tendu une main vers moi, tenté de la glisser sur ma joue, je l'avais mordu. Il s'était contenté d'étouffer un juron, avait habilement maquillé sa peine derrière un masque de froideur avant d'ordonner que l'on retire le corps de mon amie. Je m'étais jetée dessus au travers des barreaux me séparant de sa ge?le, comme une louve à laquelle on aurait voulu soustraire ses petits morts de faim. Mes ongles avaient griffé le sol souillé de rouge et ses bras maculés, laissant des tra?nées pourpres sur sa peau sale lorsqu'on avait finalement arraché son cadavre avant de le laisser rouler dans la poussière un peu plus loin. Je ne me souviens pas avoir un jour autant pleuré. Même la mort de mon père ne m'avait pas laissé un tel go?t d'injustice, certainement car, trop jeune, je n'en avait pas compris tous les venants et aboutissants. Rien ne m'avait jamais fait aussi mal que cette impuissance, cette colère, cette culpabilité sans fin. C'était moi, et moi seule, qui avait un jour mêlé Ili à mes histoires d'immortels en me liant d'amitié avec elle.

L'enfant s'égosillait comme s'il avait été, lui aussi, conscient du drame qui condamnait son existence entière, celle-ci se résuma-t-elle à une poignée de minutes. Le gar?onnet baignait dans le sang de sa mère, badigeonnant son corps nu d'une couche de liquide vermeille nauséabond et chacun, autour de lui, retenait son souffle. Je distinguais à peine Viktor derrière le voile de mes larmes amères. L'A?né se tenait la main, encore sous le choc de mon attaque et pour la première fois depuis que nous nous connaissions, j'eus l'impression que la situation lui échappait complètement et qu'il n'avait plus ce coup d'avance qu'il conservait pourtant toujours; cela n'était certainement pas pour me plaire.

Lorsqu'enfin les cris s'étaient taris et qu'il n'était resté plus entre les barreaux que mes pleurs étouffés, les vagissements de l'enfant et les respiration saccadées des vampires, Markus avait réussi à parler, d'une voix blanche, presque effrayée. Le juron qui s'était échappé des lèvres de l'A?né avait résonné sur les murs humides, se perdant entre le clapotis de l'eau et les r?les des prisonniers. Amelia toujours cramponnée à son bras, il s'était approché, méfiant, une fascination mêlée de terreur à peine dissimulée sur son visage princier.

?Qu'allons-nous faire de toi? avait-il susurré en observant le petit gesticuler.

- ?loigne-toi.?

L'intervention de Viktor m'avait brusquement tirée de ma torpeur, il pointait son arme sur le nouveau-né lui adressant un regard rempli de pitié et de dégo?t, luttant, je le devinais, pour ne pas lancer quelques coups d'?il en ma direction. Ses mains tremblaient et ses épaules les avaient suivies lorsqu'Amelia lui avait conseillé de réfléchir avant de tuer le petit monstre à ses pieds. Il avait cédé, croisant mon visage défait et ses yeux s'étaient presque embués. L'arme s'était baissée et il avait tourné les talons avant de jeter son arbalète contre un mur, l'explosant en mille morceaux.

Lorsque le calme était enfin revenu, il ne restait plus rien, rien de plus qu'un nourrisson frissonnant sur le sol de roche au milieu d'une flaque de sang. J'avais cessé de crier, à bout de souffle et consciente que je devais économiser mes forces en prévision des réjouissances auxquelles les vampires ne manqueraient pas de me convier. Mes mains, toujours crispées sur les barreaux demeuraient raides et crispées, tant que j'en avais mal et que mes doigts s'étaient écorchés sur les aspérités du métal. Alors que je me sentais partir en arrière, les gardes reprirent le corps de mon amie en le tra?nant comme s'il ne s'était s'agit que d'un vulgaire sac de farine. J'amassais mes dernières forces et me jeta vers eux avec l'intention de leur faire regretter ce manque de respect qui me tuait encore davantage que son propre décès. Un coup me coupa le souffle et je restais pour de bon étendue sur le sol, peinant à ramener mes jambes vers moi tant elles étaient endolories. Leurs rires macabres me parvinrent encore quelques instants jusqu'à ce que le grincement de la grille de ma ge?le n'accapare toute mon attention. Tanis se tenait dans l'encadrement de la porte, incertain, l'enfant dans ses bras, le tenant avec précaution comme s'il avait aussi peur de se faire mordre que de le briser. Lorsqu'il me le tendit, j'eus un temps d'arrêt: pourquoi? Sans doute n'aurais-je jamais la réponse.

Je réceptionnais l'enfant après m'être redressée et, à peine, eus-je le temps de lever les yeux vers le vampire, qu'il referma la porte dans un claquement sinistre, me laissant seule, le regard plongé dans deux océans bleus débordant de questions. C'étaient ses yeux, son regard et bien qu'en premier lieu cela me parut être insupportable, dès lors que le gar?onnet serra mon doigt dans sa main, la sensation disparut pour ne laisser la place qu'à une seule évidence: sa mère était morte, que je l'accepte ou non ne changerait jamais le fait que pour cet enfant j'étais la seule garantie de survie.

Après cet instant, je pensais avoir vécu le pire, quelle idiote j'étais! Lucian calée contre moi les deux premiers jours, j'avais réussi à oublier quelques temps la réalité du dehors et ses enjeux impitoyables. De plus, les questions du pourquoi de la présence d'Ilí au ch?teau ainsi que de sa transformation en loup-garou n'avaient pas fini de me tarauder. Un début d'explication se formait dans mon esprit mais je refusais d'y croire. Pourquoi j'avais eu maintes fois l'occasion d'observer la folie des Hommes de mes propres yeux, mais je ne pouvais me résoudre à perdre toute foi en l'humanité à présent que la mienne, je le devinais, ne tenait plus qu'au bon vouloir du Conseil vampirique. Quant à l'enfant coincé entre ma tunique et ma peau, j'étais désar?onnée. Jamais dans toute l'histoire de l'immortalité, un loup-garou n'avait donné naissance à un humain, bien qu'humain ne soit pas le terme exact pour qualifier Lucian. Il est quelque chose d'autre, une chimère aussi étrange que celle que je suis à présent. Nous sommes tous deux sur un pont branlant quelque part entre les différentes aberrations issues des entrailles d'Alexander Corvinus. Parfois je hais notre père à tous de nous avoir imposé ce fardeau.

Lucian ressemblait à un nouveau-né humain, lové contre moi, pleurant régulièrement pour de la nourriture que je ne pouvais lui donner. Tanis, cependant, avait compris beaucoup plus vite de quoi il en retournait et s'était arrangé pour faire parvenir le nécessaire jusqu'à moi. J'étais persuadée qu'il s'agissait de lui, car aucun autre vampire n'avait paru porter de la considération à l'enfant depuis sa naissance et j'imaginais très mal Viktor prendre un tel risque, ses pensées devaient être dans un état de friche beaucoup plus désordonné que les miennes.

Pendant deux jours les vampires nous laissèrent en paix, ignorant les sanglots que je ne parvenais pas à contr?ler et les vagissements de Lucian. Pendant deux jours il n'exista plus rien dans mon univers que mes sordides songes et questions et ce petit-gar?on. Ses yeux bleus me fixaient toujours, cherchant, accusant, découvrant la ge?le qui abriterait à n'en pas douter son existence toute entière. Un sort pire que la mort, la servitude auprès des propres assassins de sa famille. Si la colère ne bouillait pas déjà dans ses veines, cela ne tarderait certainement pas lorsqu'il serait en mesure de comprendre, de savoir sur quels immondices reposait sa création.

Il avait un contr?le surprenant sur les autres loups, moi-même je le ressentais au plus profond de ma chair, il était minuscule mais déjà prometteur d'un grand potentiel que je devinais destructeur. Les choses qui émanaient de lui me faisaient frémir et parfois, durant ces deux interminables journées, je me surpris à penser que nous aurions peut-être d? laisser Viktor écourter son existence à son aube. Qui sait ce qu'il sera un jour capable d'accomplir? Qui sait s'il ne nous mènera pas tous jusqu'à notre perte? Il y a des jours où je souhaite voir ce monde sordide s'écrouler et les immortels trépasser jusqu'au dernier afin de rétablir l'équilibre rompu par leur avènement. Nous ne sommes que des monstres, des erreurs, incapables de vivre dans le monde qui nous est offert sans le fa?onner de fa?on irrémédiable pour qu'il nous soit moins hostile.

Les autres semblaient l'écouter lorsqu'il pleurait, comme s'il était capable de leur communiquer ses émotions et moi, j'en tremblais car je les ressentais également. Jamais avant le tournoi je ne m'étais heurtée, William exclu, à quelqu'un susceptible de me mettre en difficulté sur le plan du contr?le des loups, en rencontrer deux en si peu de temps ne me disait rien qui vaille. Nous courrions droit vers une grande catastrophe, peut-être pas demain, certainement pas après-demain, mais de fa?on on ne peut plus s?re, dans les années à venir. La guerre qui opposait vampires et loups-garous serait bien p?le à c?té du désastre qui nous guette.

Durant deux jours je pus dormir lorsque mes pensées et Lucian me laissaient en paix. Durant deux jours je pus trembler à ma guise en imaginant le pire. Et durant ces deux jours je me suis bien fourvoyée sur le sort que l'on me réservait.

Les gardes étaient venus, peu heureux de devoir me convoyer jusqu'aux A?nés. Je n'avais émis aucune objection lorsqu'ils m'avaient saisie par le bras et tra?née dans les couloirs sans ménagement, j'étais bien trop exténuée pour cela, et à vrai dire, mon destin n'était pas ce qui importait le plus à mes yeux. Sur le chemin, mes yeux s'étaient perdus au milieu des colonnes de pierre froide et des teintures aux chatoyantes couleurs, elles contaient tant d'histoires, témoignaient de tant de souvenirs à jamais enfouis dans les méandres de la mémoire collective. J'étais fascinée par tous les mystères que je croisais sur mon chemin vers la sentence, cela rendait ma progression moins pénible et me faisait oublier la douleur dans mes jambes et le cahot dans mon estomac vide depuis longtemps. J'avais perdu depuis bien longtemps toute notion de durée lorsque mes ge?liers m'arrêtèrent devant une porte qui s'ouvrit à la volée sur Markus, Amelia et Viktor. On m'y poussa et je ne résistais pas. La porte claqua derrière moi et je sus que je n'en ressortirais pas indemne.

La pièce dans laquelle ils m'avaient jetée respirait la mort. Une sorte de tréteau en bois tr?nait en son centre et les fers qui l'ornaient le laissaient aucun doute sur la nature de son utilisation. De nombreux derniers soupirs avaient d? être poussés entre ces quatre murs sur lesquels j'apercevais d'infimes griffures, témoins d'actes désespérés pour échapper à l'inévitable. Je me trouvais dans la salle d'exécution des vampires, celle-la même qui envahissait mes plus terribles cauchemars. J'étais déjà venue ici, dans un lointain passé, pour y recevoir une sentence, j'en étais persuadée. Et pourtant, il m'était impossible de me souvenirs des détails, certainement enfouis beaucoup trop profondément dans ma mémoire pour que je puisse y accéder. Un tremblement me secoua malgré moi, je voulais fuir. Mon regard se posa tour à tour sur Markus qui parlait d'un test qui me laissait bien indifférente, Amelia qui cachait mal son malaise et Viktor que, malgré son apparente insensibilité, je devinais très mal à l'aise. J'aurais voulu courir jusqu'à ses bras, revenir dans cette cabane au fond des bois, bercée par ses histoires et nos rires. Mais rien n'était plus impossible, car, à présent, c'était plus qu'une absolue certitude, jamais plus je ne franchirais librement ces murs.

Le loup-garou que je n'avais pas vu jusqu'à présent, concentrée sur le fait de rester debout en ignorant ma fatigue, fut libéré par une trappe à quelques pas de moi sur un simple mouvement de la main du premier des A?nés et alors que je m'apprêtais à tout simplement le maintenir à distance le temps qu'il faudrait aux vampires pour juger que j'étais bien celle que je prétendais être, ses yeux me transpercèrent. Mon ?me se brisa en morceaux de verre qui tranchèrent mes entrailles avec violence.

Aurél.

Mon enfer sur terre n'était indéniablement pas achevé. Aurél. Mes pires doutes s'étaient vus confirmés. Aurél. Pourquoi?

Pourquoi toutes les personnes que j'aimais étaient-elles destinées à mourir avant l'heure? J'avais l'impression de devenir folle. Je voulais crier, me réveiller de cet affreux cauchemar dans lequel deux personnes qui m'étaient chères connaissaient une fin tragique. Ce n'était pas possible, j'allais nécessairement me réveiller, tout ceci ne pouvait être réel. Et pourtant, cela l'était, cruellement.

Je m'étais approchée de lui, brisée, tremblante, mes pensées en lambeau, oscillant entre mon désarrois de le voir dans un tel état, la culpabilité que je ressentais et les doutes qui m'assaillaient concernant Lucian. Sa mère était morte après l'avoir mis au monde, son oncle trépasserait certainement dans les prochaines minutes, c'était trop de haine pour des premières heures de vie, trop de haine pour que cela puisse rester sans conséquence par la suite. La haine attise la haine, disent souvent les sages, je ne saurais leur donner tort sur ce point.

Je ne voulais pas me battre comme on me l'ordonnait, je ne voulais pas le dominer, pas lui, pas mon ami, pas une des rares personnes à m'avoir tendu la main durant ma brève existence. Je ne pouvais pas, c'était au-dessus de mes forces. Mes larmes m'aveuglaient déjà lorsque je fis un pas vers lui, étranglée de chagrin. Comment lui expliquer qu'il allait mourir par la seule faute des monstres dont je fais partie?

? Excuse-moi. ?

Mais comment aurait-il pu? Me comprenait-il encore? Les flancs ravagés, un ?il disparu, le sang dévalant la fourrure qui recouvrait à présent sa peau. Et quand bien même l'aurait-il pu, l'aurait-il d??

Des images, floues et anarchiques, me parvenaient de lui. J'y ressentais tant de douleur, tant de colère mais également tant de résolution. Il savait qu'il allait mourir, il l'avait accepté alors que moi-même toute cette mascarade me révoltait. Les derniers sanglots d'un espoir brisé s'attachaient sans en démordre à mes pensées chaotiques. Je fis un pas de plus, trop de larmes coulaient sur mes joues, trop d'amertume se déversait dans mon corps pour que je puisse réellement réfléchir. J'étais un petit pantin dans un thé?tre de monstruosités. Mes doigts effleurèrent sa tête, il glapit et loin, derrière des barreaux protecteurs, Viktor se raidit. Il avait compris. Compris que l'horreur apparente de la situation en dissimulait une bien pire.

Je m'égarais dans ce qui aurait d? être un cou, des épaules, un bras, une chevelure. Je voulais lui faire comprendre, faire revenir une ultime fois l'humain et lui promettre que son enfer touchait à sa fin. Je voulais son pardon pour tout ceci, bien que je ne le méritais pas. Je voulais revoir son visage, entendre à nouveau sa voix me dicter des conseils, me disputer avec Ilí et lui comme si nous étions juste des enfants, comme si nous étions ce que nous aurions d? être. Tout s'emmêlait alors que mon visage disparaissait dans sa fourrure imbibée de sang, Lucian, seul dans une ge?le, laissé dans les bras d'un gar?on à peine plus ?gé que moi et détruit par la récente perte de son grand-père, dernier membre encore vivant de sa triste famille, Ilí, son cadavre dont les yeux me fixaient, Olek et Helén, loin, quelque part dans la forêt, Zàn, ailleurs et Aurél juste sous ma main.

Je sentis à peine le choc des barreaux dans mon dos lorsque je fut projetée par une patte puissante et griffue. Mon souffle coupé me br?la les poumons lorsqu'il s'engouffra de nouveau à l'intérieur. La main de Viktor tenta de me tra?ner à ses c?tés, je l'esquivai et me ruai vers Markus qui venait d'ordonner aux gardes de tirer sur mon ami. Je me jetai entre le loup-garou reprenant déjà forme humaine et l'A?né, l'implorant, à en faire frémir mes convictions, de faire cesser toute cette torture. Il allait de toute fa?on mourir, pourquoi s'acharner à planter encore des fers dans sa chair jusqu'à le faire ployer?

Markus n'avait pas réagi, se contentant de m'observer avec un mélange de fascination et de crainte, comme si toute la folie du monde pouvait se lire sur mon visage inondé de larmes et de sang. Ce furent Viktor et Amelia qui intervinrent, promettant de sombre représailles à ceux qui oseraient défier leur autorité. Les vampires baissèrent leurs armes et je m'élan?ai vers Aurél, effondré sur le sol, sa poitrine se soulevant douloureusement en r?les agoniques. Viktor m'empoigna par le bras, nos regards se croisèrent, il me rel?cha, vaincu.

A genoux, pleurant toute la douleur qui m'avait étreinte ces derniers jours, je caressais la tête de ce qui n'aurait jamais d? être un animal. Lorsque son unique ?il valide m'observa, implorant de mettre fin à ses souffrances, je voulus mourir. Rien ne pouvait égaler la douleur et la culpabilité que je ressentis sur le moment, rien. Je m'excusais, tant de fois et avec tant de mots hachés par les spasmes de mon propre corps, que cela en était presque indécent. M'excuser ne réparerait pas ma faute.

Puis, il y eut le temps des promesses, il avait vu Lucian dans mon esprit, avait ressenti et même certainement assisté à la mort de sa s?ur, que pouvais-je faire d'autre que de jurer que rien de plus horrible n'adviendrait à ceux qui lui étaient encore chers?

La main de Viktor s'empara de mon poignet et le tira malgré mes protestations. Je ne pouvais pas le laisser, pas maintenant. Quelle amie aurais-je été si je l'avais laissé rendre son dernier soupir sur le sol froid d'une salle d'exécution, dans un monde qui n'était pas le sien, entouré d'ombres mena?antes aux crocs aiguisés? Je ne pouvais pas l'abandonner, je ne pourrais jamais me le pardonner. Il insista et je devinais à l'urgence dans sa voix qu'il n'actait que pour mon bien, mais je me moquais éperdument du prétendu bien qu'il me voulait, il n'y avait pas de place pour le bien dans cette tragédie. Elle n'était composée que de noirceur et de sang, d'injustice et d'innocence brisée. De part sa force il me décrocha d'Aurél, je criai, qu'il me l?che, qu'il aille au diable avec ses discours et son inaction. Qu'ils br?lent tous en enfer ou pourrissent dans un sordide caveau, rien ne m'était plus égal tant qu'ils disparaissaient.

? Viktor, cesse donc! m'atteignit la voix impérieuse et tremblante d'Amelia.

- Il en est hors de question! tonna-t-il, il est hors de question qu'elle assiste à cela.

- Elle a déjà vu bien pire, marmonna Markus dont les intonations me paraissaient lointaines.

- Ce n'est pas une raison! s'opposa l'A?né qui me tirait toujours.

- C'est son choix, Viktor! s'exclama beaucoup plus fort Amelia. Respecte-le. ?

Et la pression sur mon poignet disparut. Je me jetais contre Aurél, et redoublais de paroles de réconfort. Petit à petit, alors que son sang se répandait sur le sol, transformant les jointures des dalles en funestes rivières, son corps changeait entre mes bras. La fourrure se raccourcit, les muscles fondirent et bient?t ne resta plus que l'humain, un petit bout de chair sanguinolent, transpercé par les traits des arbalètes des gardes qui gisaient à présent au sol de part et d'autre de nous. Sa poitrine se soulevait douloureusement, je tentais de ravaler mes larmes, il me voyait, je sentais que le loup avait disparu et qu'il était revenu à lui.

? Je suis désolée, Aurél. ?

Sa main glissa sur ma joue alors qu'il tentait vainement d'articuler mon prénom. Je voulus la presser dans les miennes, mais avant que j'ai le temps d'esquisser le moindre début de mouvement, elle retomba, inerte, molle dans la poussière sanglante, bruyante dans un silence de mort. Je ne me m'autorisai à pleurer que lorsque son unique ?il valide cessa définitivement de me regarder et qu'une ultime larme s'en soit échappée. J'avais l'impression de devenir folle tant ma poitrine était perforée de toutes parts par la douleur fourbe que je ressentais. Viktor s'approcha de moi, posa sa main dans mon dos, implora une nouvelle fois pour que je le suive, le désarrois le plus profond s'entendait dans chacun de ses mots, cette situation ne le laissait pas de marbre. Je criai, me raccrochant désespérément au cadavre encore chaud, incapable de m'en défaire, je ne voulais plus en laisser partir aucun.

? Non! ?

Mon hurlement se répercuta sur tous les murs et Viktor n'insista pas, se contenant de se pencher vers moi avant de s'agenouiller. Je sentais sa main dans mon dos, effectuant de maladroites caresses, s'égarant parfois sur mes épaules qui s'agitaient à cause de mes sanglots que la fatigue n'aidait pas à se tarir. Je me rendis à peine compte que la salle se vidait, mes yeux n'étaient pas capable de voir autre chose que du sang, partout autour et sur moi. Le sang d'un ami. J'étais couverte du sang des personnes qui m'avaient un jour tendu la main.

Alors que les autres A?nés s'éclipsaient entra?nant Tanis et deux cadavres avec eux, Viktor demeurait, muet, respirant à peine, sa main tremblante toujours posée sur moi. Je ne sais d'où me vint la force de me redresser pour fixer une dernière fois le visage d'Aurél, mais je le dis, lorgnant les pupilles fixes et les traits tordus de douleur. Ce n'est qu'une juste punition que cette vision hante à jamais mes songes. Mes doigts se posèrent sur son front et je les glissais délicatement jusqu'à ses paupières, les abaissant avec amour. C'était comme une promesse. La dernière pour un condamné.

Mes dernières résistances s'évanouirent lorsque Viktor pronon?a mon prénom avec incertitude avant de m'attirer à lui sans opposition de ma part. J'avais trop lutté, pour rien. Mon chagrin se noya dans sa tunique et il me pressa un peu plus contre lui. La colère avait disparu, la rage n'était plus qu'un lointain souvenir, seul un grand vide me broyait le c?ur et sans les bras autour de moi, je serais tombée. L'A?né caressait mes cheveux, chuchotait d'une voix faible des paroles que je ne l'aurais jamais soup?onné être capable de prononcer. La mascarade était terminée, du moins pour un temps. Cacher ce qu'il semblait ressentir n'avait pas la moindre importance. Je ne compris qu'il pleurait que lorsqu'une larme tomba sur mon visage. Surpris par mon regard, il détourna le sien, je fermai les yeux. Ce secret n'en serait qu'un de plus.

? Pardonne-moi, Ilona, murmura-t-il à mon oreille, je ne pensais pas que cela irait aussi loin. ?

J'eus presque envie de rétorquer entre deux sanglots, mais sa sincérité me toucha. Personne n'aurait pu deviner pour Ilí et Aurél, personne. Et si les deux loups avaient été de parfaits inconnus les choses auraient certainement été différentes. Non pas que leur mort n'aurait pas été un drame, mais je dois l'avouer avec honte, le trépas de personnes m'étant moins proches me touche de fa?on moindre. Du moins, ce n'est pas la même partie de mon ?me qui en souffre.

Viktor m'avait gardée ce qui m'avait paru une éternité contre lui, ou plut?t une éternité comparativement à ce que la décence aurait d? lui dicter de faire. J'aurais souhaité qu'il ne me l?che jamais afin que je puisse m'étouffer dans son étreinte et oublier tout autre chose que la chaleur qu'il dégageait. J'avais bien senti qu'il me libérait à contre-c?ur en me remettant aux gardes, sa main s'était attardée bien trop longtemps sur mon bras et j'avais encore le souvenir de ses lèvres sur mon front. Je me sentais plus creuse encore que le grand fossé qui trouait mon ?me. Le monde s'était-il arrêté de tourner après la mort d'Aurél? De tout évidence, non, je ne peux le nier.

De retour dans ma ge?le, je me laissai tomber à genoux et me contentai de fixer le sol humide, je n'avais plus même la force de pleurer. Je voulais juste dormir, dormir et ne jamais me réveiller. Un bruit derrière moi attira cependant mon attention. Le gar?on aux yeux curieux m'épiait de nouveau, tenant Lucian contre lui comme je le lui avait demandé de faire pendant mon absence. J'ignore toujours quel ?ge a réellement Sabas, en vérité, l'intéressé ne semble pas vraiment le savoir lui-même.

? Alors? questionna-t-il avec prudence tout en me tendant l'enfant que j'accueillis contre moi sans y adresser un regard.

- Alors, rien, tranchai-je, plus abrupte que je ne l'aurais souhaité.

- Tu es vivante, nota-t-il, beaucoup n'ont pas eu cette chance après avoir passé quelques temps en compagnie des chefs vampires. ?

Je haussai les épaules, à quoi bon être en vie si l'on demeurait enfermé?

? A-t-il mangé? demandai-je en jetant un coup d'?il hésitant à Lucian qui s'agitait dans son sommeil.

- Oui, comme tu me l'as demandé.

- Merci. ?

Je n'étais pas d'humeur à faire la conversation, pas après ce que je venais de vivre. Mais je ne pouvais pas non plus expliquer tous les détails au gar?on en face de moi, je ne voulais pas le heurter, il aurait bient?t l'occasion de voir par lui-même à quel point nos h?tes pouvaient se révéler monstrueux.

? S'ils ne t'ont pas tuée aujourd'hui, c'est sans doute qu'ils veulent que tu les rejoignes, insista-t-il. Cela fait longtemps que je suis ici, et c'est toujours de cette fa?on qu'ils procèdent.

- Je n'ai aucune envie de les rejoindre, grommelai-je.

- Je doute qu'ils te laissent le choix. ?

Il n'avait pas tort, bien évidemment, mais à cet instant la perspective de devenir un vampire n'était certainement pas pour me plaire. Non pas qu'elle le soit à présent plus, mais il est désormais trop tard pour songer à son contraire.

? Tu devrais partir avec Lucian. ?

Comme si les choses pouvaient être aussi simples.

? Pars avant qu'ils ne vous tuent, je peux t'aider.

- Pourquoi le ferais-tu?

- Parce que ta place n'est pas ici, derrière des barreaux, mais dans les bois à faire perdurer la révolte. Tu as fait quelque chose que personne n'avait pu faire avant toi, tu les as fait céder, tu es douée pour cela.

- De quoi parles-tu?

- Cela berne peut-être les idiots, mais cela ne bernait pas mon grand-père, je sais que c'est toi qui menait les rebelles, toi et personne d'autre. Tu ne te montrais certainement pas parce que tu es une femme, mais à mes yeux cela n'enlève rien à ta valeur. Les nobles ont tremblé devant une fillette, cela ne s'invente pas et bient?t, je l'espère, des têtes tomberont.

- J'ai été noble, un jour, indiquai-je, incertaine.

- Et tu l'es toujours. Mais tu n'es pas comme eux et ne le seras jamais. Alors pars et trouve une solution à ce conflit. ?

Ses yeux brillaient d'excitation et cela me brisa davantage. Je n'étais pas celle qu'il pensait que j'étais. Je n'avais pas cette force, elle disparaissait lentement depuis déjà quelque temps, je faiblissais et avec moi, le reste sombrait. Cette guerre dans laquelle je m'étais lancée m'épuisait déjà à cause de toute cette rage qui me consumait un peu plus chaque jour. J'en voulais au monde d'être aussi sombre. Et voir cette espérance dans ce regard et de sentir ces attentes me rendait folle. Je n'étais pas une solution, ni pour les Hommes, ni pour les vampires. Je n'étais pas une arme que l'on pouvait utiliser à sa guise dans un camp comme dans l'autre, car je n'étais pas dupe, ma survie résidait dans mon utilité. Si Gorán ne m'avait pas écrabouillée sur le sol, c'était d'une part car il avait peur de moi et par ailleurs qu'il savait que j'étais leur seul moyen de défense contre les loups-garous. Il n'en avait pas de réelle certitude, mais il devait le pressentir, comme tous les humains qui me croisaient pressentaient que j'étais dangereuse et passaient leur chemin. La peur du loup est aussi vieille que la nuit des temps. Quant aux vampires, si je croupissais encore dans leurs cellules au lieu de voir mon cadavre picoré par les vers sur la place publique, c'était bien parce qu'ils voulaient m'employer pour quelques sombres desseins.

? Sabas? Quel sort est d'ordinaire réservé aux enfants qui naissent ici?

- La mort, dit-il avec détachement, ils ne sont d'aucune utilité et se révèlent particulièrement irritant avec leurs cris. C'est même étrange que celui que tu tiens respire encore. Je me demande ce qui a retenu la main de Viktor.

- Moi, soufflai-je. ?

Sabas m'observa avec circonspection, je devinais qu'il doutait de ces suppositions qui étaient pour moi des certitudes. Viktor n'avait pas tué Lucian pour moi, parce que mon regard avait accroché le sien à l'instant où il allait tirer et que l'A?né n'était plus tout à fait rationnel lorsqu'il se trouvait en ma présence. Il était plus faible, plus vulnérable et cela n'était bon pour personne.

? Je vais partir. ?

Il hocha la tête, trépignant d'impatience de conna?tre mon plan. J'en avais certes un, mais il me répugnait au plus haut point car il nécessitait que je prenne les vampires à leur propre jeu, en me servant de deux enfants avec lesquels j'avais senti une certaine connexion, les jumeaux de Markus. Liam et Janelle, pour une raison qui m'échappe encore aujourd'hui, ont quelque chose à voir avec les loups. Leur esprit m'est accessible avec une facilité déconcertante. Je regrette encore de les avoir exposés, mais je n'avais pas le choix. Je devais fuir, parce que si comme mes doutes me l'indiquaient, Lucian n'était en vie que parce qu'il pouvait encore servir, cela ne présageait absolument rien de bon pour lui. Et j'avais promis à son oncle et sa mère de le protéger, aussi comptai-je bien m'y tenir.

Suggérer à Janelle de venir me rejoindre avait été aisé et la fillette avait entra?né son frère avec elle, se faufilant hors de leur chambre au nez et à la barbe de tous. Elle était futée, et je ne doutais pas qu'elle connaissait bien plus les coins et recoins stratégiques du ch?teau que son père, qui en avait pourtant ordonné la construction. Elle se présenta en chemise de nuit, les pieds nus et le visage angélique, ravie que de me voir bien que cette raison m'échappait. Sans nul doute ma ressemblance avec Helén y était-elle pour quelque chose. Sans méfiance elle s'approcha des barreau, lorgnant avec curiosité sur Lucian, toujours calé contre ma poitrine. Lorsqu'il ouvrit un ?il, elle laissa s'échapper un cri de surprise, faisant sursauter son frère qui jouait avec des morceaux de flèches brisées à proximité et alertant les gardes somnolents que quelque chose d'anormal se tramait. Sans laisser le temps à Janelle de donner la moindre explication, le vampire le plus proche s'élan?a et l'empoigna par le bras s'exposant ainsi au piège tendu par Sabas qui tira sur la corde de fortune en tissu de ma tunique et entra?na le pied du garde vers les barreaux de sa propre ge?le. Sans laisser le temps au vampire de comprendre ce qui lui arrivait et qu'il n'ait l'occasion de crier aux secours, je me saisis de la gamelle la plus proche et l'abattis violemment sur son cr?ne qui se trouva fracassé. Ma terrible besogne achevée et après avoir fait signe aux enfants de Markus de déguerpir, je m'emparai des clefs pendues à sa ceinture et ouvris la porte, les mains tremblantes. Les bruits de lutte avaient réveillé Lucian qui s'était mis à pleurer et j'eus toutes les peines du monde à me tra?ner hors de la cellule tout en tentant de le calmer. D'un geste plus assuré, j'entrepris de déverrouiller la porte qui retenait Sabas prisonnier, mais celui-ci m'arrêta d'une main.

? Laisse-moi les clefs et va-t'en. ?

Je voulus protester mais une grande clameur en provenance de l'étage m'obligea à fuir, une boule douloureuse dans l'estomac et ma main gauche crispée sur le morceau de parchemin que Sabas m'avait demandé de placer à un point très précis de la falaise. C'était donc par là que je tenterais de m'échapper, bien que je n'avais que peu l'ambition de réussir. Le principal était qu'ils me croient tous déterminée à sauver ma peau. Les couloirs rocailleux cédèrent rapidement leur place à des corniches escarpées sur lesquelles je me hissai avec peine, handicapée par mon chargement gigotant. Lorsque le ciel étoilé s'offrit à mon regard, un orage éclata, zébrant les astres nocturnes avant de me les voiler. Empêtrée dans mes vêtements déchirés, j'avan?ais avec difficulté, tentant de repérer la cachette de Sabas. Il m'avait expliqué être auparavant l'espion qui se chargeait de récupérer les informations de l'intérieur pour la solde de Gorán. Je n'en avais jamais entendu parler, mais ceci expliquait bien certaines choses. Sabas n'avait jamais su qui était la taupe au sein du ch?teau et s'était fait prendre une fois qu'il avait été peu attentif sur le chemin du retour. La patrouille n'avait rien voulu savoir des raisons qui avaient pu pousser un adolescent à sillonner la campagne à une heure si tardive et, fouillant ses poches, avaient trouvé des plans du ch?teau qui les avaient fait frémir. Depuis, il était prisonnier, mit au rebu sans véritablement savoir pourquoi il était en vie. Son jeune ?ge avait certainement d? jouer en sa faveur bien qu'il en pensa le contraire. Tuer des enfants répugnait à tout le monde, ou presque, l'immortalité n'avait rien à voir là-dedans.

Alors que l'escarpement s'accentuait, j'entendis que l'on me hélait. Je me retournai vivement, avisant qui m'appelait ainsi: Viktor. L'A?né, flanqué de Tanis, se tenait à quelques mètres de ma position, les bras ballants, trempé par l'averse. Une pierre roula sous mes pieds, me faisant perdre l'équilibre et il me jeta un regard paniqué avant de m'intimer de ne plus bouger le temps qu'il parvienne jusqu'à moi. L'eau ruisselait à présent dans mon dos et sur Lucian qui s'était réveillé et criait de toute la force de ses poumons dans l'espoir d'un peu de réconfort. Je ne pouvais lui en procurer alors que moi-même, observant avec panique mon environnement, je voyais bien que j'étais coincée. Dans un dernier geste désespéré, je me penchais vers le sol, ayant repéré l'emplacement de la cachette de Sabas. Furtivement j'y glissai le parchemin avant que Viktor ne soit à ma hauteur. L'A?né progressait par petits pas prudents, s'approchant de moi la main tendue, le visage grave. Il semblait avoir peur de quelque chose, mais quoi?

Un tremblement me fit prendre amplement conscience de mon état, j'étais gelée et trempée jusqu'aux os, ma tunique me collait à la peau et mes cheveux étaient plaqués sur mon visage creusé par la fatigue, je donnais l'impression d'être désespérée, ce qui n'était pas bien loin de la réalité. La panique me gagna, j'avais remis le parchemin à la place prévue, et le précipice qui s'offrait à mes pieds ne m'offrait que peu de chances de sortie. Je pouvais tenter le coup, mais cela était risqué, surtout avec Lucian contre moi. L'enfant risquait de heurter un pan rocheux et quand bien même aurait-il hérité de quelque robustesse des loups-garous, je doutais que percuter des blocs de pierre soit une expérience dont il sortirait indemne.

Profitant de mon trouble, Viktor s'était rapproché. S'il m'attrapait mon sort serait décidé dans l'heure et Lucian ne vivrait qu'une servitude sans fin jusqu'à sa mort, cela était plus que certain. Si je sautais, nous aurions peut-être une chance de nous en tirer que ce soit dans le trépas ou dans l'exil. Le visage d'Ilí, souriant, m'apparut, je secouai la tête. Qu'aurait-elle voulu? N'allais-je pas envers sa volonté en envisageant de nous tuer, Lucian et moi, en sautant dans ce précipice? Elle qui avait maintes fois eu l'occasion de mettre un terme à sa grossesse mais qui avait choisi de la mener en dépit de tout bon sens et des risques qu'elle encourait. Elle que cet enfant avait conduit à la mort. Le tonnerre gronda et je me ressaisis. Lucian n'était pas responsable de tout ceci, je devais éloigner bien vite cette idée de ma tête ou il en co?terait au gar?on qui pleurait à chaudes larmes contre moi. Que devais-je faire? Quel choix était le bon? Je ne voulais pas mourir, je ne l'avais jamais souhaité et je m'étais toujours battue contre cette issue fatale. Mais pourquoi l'avais-je fait? Rien n'était plus flou. Sans doute était-ce par défi, pour mettre en défaut tous ceux qui avaient tenté de mettre fin à mes jours depuis ma naissance, et ils étaient bien nombreux.

Un éclair avait zébré le ciel me renvoyant vers une autre nuit sombre et orageuse. Des sons me revenaient, étouffés par des gémissements plaintifs. Une odeur acre de chair br?lée m'éc?urait, remplissant l'atmosphère et se mariant à la perfection avec l'humidité rance de la caverne dans laquelle je me trouvais avec une autre petite fille, en tous points identique à moi, si ce n'était ses yeux, deux océans bleus. Helén était mal en point, tout son c?té droit était br?lé très sévèrement et elle était déshydratée. Quelque chose s'échappait de mes yeux, c'était salé et amer, des larmes? Je n'avais pas été assez rapide pour la mettre à l'abri lorsque la servante, suspicieuse, avait tiré les rideaux, exposant ma s?ur au soleil, qui pouvait lui être mortel lorsqu'elle y faisait face trop longtemps. J'avais mis plus d'une heure à ouvrir la porte de la pièce, alors que Helén, paniquée, cherchait désespérément un endroit où se cacher tendu que sa peau rougissait à vu d'?il. Notre père était en voyage avec Viktor, nous étions seules et vulnérables sans nos protecteurs. Lorsqu'enfin le verrou avait cédé sous mes assauts, j'avais saisi la main d'Helén et nous avions traversé le ch?teau puis la grande cour avant de foncer en direction de la forêt. Notre course demeure floue, mais la caverne m'appara?t régulièrement, de même que l'éclat d'une lame qui s'abat sur nous. Du reste, c'est le noir complet.

La main de Viktor se referma sur mon poignet et je laissai échapper un cri de surprise. L'A?né m'empoigna fermement et me ramena contre lui sans effort, plus aucun muscle de mon corps ne me répondait, j'étais une petite poupée de chiffon entre ses mains. Lucian hurla de plus belle comme si mon trouble l'animait également. Viktor appela Tanis qui se pressa en dérapant sur les rochers détrempés. L'archiviste m'avisa d'un air curieux lorsqu'il parvint à notre hauteur et je lus une certaine crainte dans son regard lorsqu'il lui demanda de prendre Lucian. Tanis était certainement la dernière personne que je me risquerais à prendre comme nourrice. Je refusai de l?cher l'enfant et Viktor m'adressa un regard dur, ce n'était pas le moment de l'agacer d'avantage et encore moins de tergiverser. Il argua à mon oreille qu'il risquait de prendre froid et m'assura qu'il ne risquait absolument rien dans les bras de l'archiviste. Je finis par rendre les armes, épuisée et souhaitant au plus vite voir ce cauchemar prendre fin, qu'elle qu'en soit la fa?on.

Lorsque je me retrouvai seule face à Viktor, mes nerfs l?chèrent et je me trouvai bien vite le visage enfoui contre son torse, mouillant sa chemise déjà inondée de mes larmes. Ses mains frottaient vigoureusement mon dos et il m'enveloppa de sa cape après m'avoir légèrement repoussée pour s'enquérir de mon état physique. Je sentais de multiples caresses sur mon visage et mes mains mais j'étais incapable du moindre mouvement, de la moindre réponse ou réaction, j'étais vaincue et peu m'importait ce qu'il adviendrait de moi par la suite. Je me sentais vide, une coquille sans ?me, ni émotion, ni sentiment. Ou peut-être était-ce justement car j'en éprouvais beaucoup trop simultanément que cette sensation de flou artistique m'étreignait.

Je traversais les couloirs dans un état second, soutenue par Viktor qui me portait presque en longeant les murs. Je n'avais aucune idée de l'endroit exact vers lequel il me menait, et cela m'importait d'ailleurs bien peu. J'avais juste envie que le cauchemar prenne fin, rapidement, et qu'enfin je puisse ouvrir les yeux sur un monde plus clément, bien que l'idée de ne jamais les rouvrir commen?ait également à me para?tre seyante. La poigne de l'A?né sur mon bras était forte, engourdissant le bout de mes doigts, et mes jambes étaient tant de coton que je peinais à suivre le rythme qu'il m'imposait. Dehors, l'orage grondait toujours et les éclairs faisaient s'illuminer les vitraux des fenêtres de mille couleurs chatoyantes. Sous cet improbable filtre, les pierres paraissaient de sang. Je sentais parfois le regard de quelques vampires sur nous et je baissais les yeux. Ce jour, pour la première fois, ils me faisaient peur.

Sans un mot, Viktor ouvrit la porte de sa chambre à la volée et m'y projeta d'un geste brusque avant de refermer derrière nous. Je ne dus le maintien de mon équilibre qu'à la présence d'une chaise, posée non loin de l'entrée, à laquelle je me rattrapai. Sit?t le loquet mis, l'A?né se laissa glisser contre la pierre du mur adjacent et posa sa tête contre ses mains, lissant par ailleurs ses cheveux trempés par la pluie. Lasse de toute cette cavalcade, je m'assis également, attendant qu'il brise le silence qui était le notre depuis le début de notre course.

? A quoi joues-tu, Ilona? ?

Sa voix brisée me tira un frisson. Je ne jouais pas, jamais, ou tout du moins, plus depuis de nombreuses années.

? Pourquoi as-tu fait une pareille chose?

- Je pourrais aisément vous retourner la question! grondai-je, ma colère refaisant brusquement son apparition. ?

Il m'observa sans comprendre, mais je ne pouvais décemment pas mentionner le parchemin de Sabas qui avait amplement motivé ma petite entreprise reposant principalement sur une profonde frayeur et la sensation désagréable que le contr?le de ma propre existence m'échappait. Je murmurai le nom de mes amis disparus et il releva les yeux, me fixant d'un air profondément malheureux.

? J'ignorais tout, l?cha-t-il. ?

Il semblait sincère, mais j'avais bien des difficultés à l'imaginer se faire berner si aisément par Markus concernant l'épreuve. Viktor avait toujours paru être l'A?né qui dirigeait cette assemblée, rien ne l'en distrayait au contraire du frère de William, obnubilé par les loups-garous et le sort de son jumeau.

? Jamais je ne t'aurais sciemment infligé pareille torture psychologique, grommela-t-il. Je n'ai, personnellement, aucun intérêt à te briser. Au contraire, je sais très bien que tu ne survivras pas dans ce monde qui est le mien depuis tant de siècles, si tu y fais ton entrée sans plus d'envie d'y être. Et... ?

Ses mots restèrent en suspend et son visage se referma, retrouvant son masque de sérieux. La discussion à c?urs ouverts venait de s'achever et l'A?né devant moi était redevenu un mur de glace impénétrable. Je cachai ma déception, j'aurais voulu qu'il parle plus, m'indique plus ce qui avait entra?né cette suite d'évènements sordides, avec ce qu'il avait ressenti en les traversant. J'aurais voulu un peu plus de l'humain et beaucoup moins du vampire. J'avais besoin de l'humain Viktor.

? Attends-moi ici, ordonna-t-il en se relevant, après m'avoir fixée quelques instants. Ne sors sous aucun prétexte. ?

Je faillis indiquer, laconique, que j'avais de toute fa?on peu de chance de m'enfuir de l'intérieur d'une forteresse remplie de vampires en pleine nuit, surtout dans mon état, mais je me retins, je n'avais pas la force de me disputer avec lui. Je n'avais d'ailleurs pas non plus l'envie disserter sur ce que devait être mon attitude dans de telles circonstances, aussi opinai-je. Viktor me regarda de haut en bas, se parant une seconde d'un voile de douceur lorsqu'il glissa furtivement sa main sur ma joue, effleurant avec précaution une coupure qui n'avait pas encore cicatrisé.

? Je ne serai pas long, insista-t-il. Profite-en pour dormir un peu, je ferme derrière moi, tu es en sécurité ici. ?

Sécurité. Comme si ce sentiment m'était familier. Je n'avais plus vraiment la notion de ce qu'était ce mot que tous plébiscitaient. Depuis que j'avais quitté la tranquillité de la forêt et de ma cabane perchée au sommet des arbres pour le campement des rebelles, je n'avais cessé d'observer derrière moi, toujours à l'aff?t de la moindre tra?trise. Non, ce mot m'était décidément inconnu. Je hochai la tête par mécanisme plus que par réelle approbation et il me quitta en soupirant, verrouillant, comme il l'avait prévenu, derrière lui.

Assise sur le sol, je ne percevais que les bruits acharnés de mon c?ur et la douleur lancinante d'une migraine. Tout le reste n'était qu'une mer de coton, flou, nuageux. La lumière des chandelles vacillait sans cesse, bercée par le souffle du vent tempétueux qui filtrait au travers des fenêtres en un lugubre sifflement. A quelques mètres de moi, le lit de Viktor était fait, sans un pli, comme si personne n'y avait dormi depuis des années. Son bureau, dans un angle de la grande pièce, était recouvert de parchemins agencés en piles parfaites, bien éloignées du désordre qui régnait dans la réserve de Tanis. Des plumes dépassaient, en ligne elles aussi. Une armure était entreposée sur un portant, elle brillant à la lueur du feu qui mourrait dans l'?tre d'une cheminée finement sculptée. Un fauteuil se tenait non loin, ber?ant un épais volume dont dépassait un marque-page orné de motifs anciens. L'armoire était fermée et à proximité d'une seconde porte, abritant certainement une salle d'eau. Autour du lit, les tentures montraient des scènes de chasse humaines, elles semblaient avoir traversé les ?ges et je me questionnai sur leur provenance. ?tait-ce un vestige de la vie antérieure de Viktor?

Obnubilée par mes interrogations et hypnotisée par la danse des flammes des bougies, je me perdis rapidement dans un sommeil peuplé de songes effrayants et de cris des miens, résonnant au loin sans que je puisse les identifier à la perfection. Des visages de cauchemar filaient derrière mes paupières closes, des traits déformés par la douleur les rendant méconnaissables. L'eau qui imbibait mes vêtements déchirés avait l'odeur du sang, celui de tous ceux que je n'avais pas pu sauver et des autres que j'avais condamnés. Je dérivais, loin, dans un océan de regrets et de remords qui ne paraissait pas avoir de fin. C'était donc cela, ma punition? Viktor reviendrait certainement pour me transformer et je devrais vivre hantée à jamais par mes morts? La porte fermée sécuritaire ne formait qu'une prison autour de mon ?me et je n'avais plus d'échappatoire, ne restaient plus que l'acceptation et l'attente.

OoooooO


Vous l'avez compris, c'est l'une des dernières fois où Ilona parle d'elle en tant qu'humaine... Encore une moitié de chapitre et elle sera changée à jamais (mouahaha)

A bient?t!


Merci Apprentie review pour tes gentils commentaires! Je me permets de te répondre ici pour tous (parce que je ne sais pas trop quand je mettrais à jour mes différents textes sur lesquels tu es passée!). J'ai écrit pas mal sur Underworld, ma plus grosse histoire c'est "Alicia", le premier tome est achevé et le deuxième est en cours. Un recueil de OS l'accompagne. "L'Affaire Ilona C" est une fanfiction complémentaire du premier tome de cette même fic, mais peut également se lire de fa?on indépendante (beaucoup de personnages sont les mêmes, c'est surtout la période qui est différente. "Alicia" se passe au niveau du 3e film et "L'Affaire Ilona C" environ 200 ans avant. Certains enjeux du tome 2 de "Alicia" sont parfois dévoilés dans "L'Affaire" donc, je conseille de lire un peu les deux à chaque chapitre qui sort pour compléter.)

"Alenalice In Underworld" est totalement indépendant de cet UA, c'est une sorte de Self-insert un peu délire. Alice c'est moi, Alena, c'est Alena Aeterna que je te conseille d'aller lire! Elle écrit aussi sur Underworld (et c'est vraiment très chouette!) mais également sur des fandoms pas forcément très plébiscités comme James Bond et la série Hannibal. Cette histoire va s'étendre principalement sur la période entourant le 3e film, et je ne pense pas aller plus loin (au contraire de "Alicia" qui devrait s'étendre sur une période d'au moins 600-700 ans donc regrouper tous les films).

"Mutation" est également indépendante, tout comme "Métamorphose" qui est un OS. Aucune de mes fics n'est abandonnée, je mets juste dix ans à les écrire XD

Pour répondre au corps de tes reviews sur "L'Affaire Ilona C": ne t'excuse jamais de laisser des reviews, même un peu brouillon! Cela fait toujours plaisir aux auteurs d'en recevoir :) Cela nous motive toujours de savoir que ce que nous écrivons est lu et apprécié.

Ilona est bien la femme de Viktor, à ce moment de l'histoire, elle a une quinzaine d'années (donc oui, elle est relativement jeune, même si au moyen-?ge c'est tout à fait relatif!) Je suis contente qu'elle te plaise en tout cas :)

A bient?t!