La Grille était toujours sublime. L'atmosphère sombre rehaussée de vives lumières, la pureté des lignes de chaque b?timent, la régularité des matières, tout se combinait pour former cet univers merveilleux. Mais les êtres qui peuplaient la Grille étaient loin d'être aussi parfaits. Les temps étaient bien sombres, presque autant que les routes et les fa?ades des b?timents. Beaucoup de programmes vivaient dans la peur, d'autres dans l'envie de la susciter, les derniers survivaient quelques temps dans l'ignorance, jusqu'à leur dissolution.
Les patrouilles étaient nombreuses, et mieux valait ne pas se faire repérer par l'une d'elle : nul besoin de commettre la moindre prétendue infraction pour se retrouver emprisonné et exécuté dans l'arène. De plus en plus de programmes disparaissaient, et il semblait qu'il ne faille plus se promener seul.
Pourtant, Neris était seule. Mais seulement pour quelques instants. Elle devait rejoindre un petit groupe de programmes dont elle était proche, ils avaient beaucoup à faire : Clu régnait sur la Grille, et avait rompu l'équilibre il y a bien des cycles. Chaque programme était en danger tant que Clu était à la tête de tout. Alors, autant résister dans l'ombre et s'organiser pour enclencher quelque chose qui serait un jour capable de mener à la dissolution de Clu et de sa milice de plus en plus puissante. Justement, Neris et ses amis faisaient partie de la résistance qui agissait dans l'obscurité. Beaucoup de programmes au service de Clu étaient déjà hors d'état de nuire gr?ce au groupe auquel appartenait Neris. Mais il n'était pas simple d'effacer des soldats de la Grille. Il ne fallait pas laisser de survivants, il ne fallait pas être vus, et cela demandait une organisation considérable.
Neris entendit passer le vaisseau d'une patrouille. Aussit?t, elle se cacha près d'un b?timent dans la rue où elle se trouvait. Elle referma un peu mieux sa veste noire qui cachait une partie des lumières recouvrant sa tenue, et ainsi Neris se fit plus discrète. Le col en V de sa veste ne laissait plus visible qu'une courbe lumineuse blanche qui reliait les clavicules de Neris, une courbe barrée en son milieu par un fin trait lui aussi luminescent, et ce peu de lumière encore apparente sur le haut du corps de Neris suffisait à donner l'impression que la fermeture éclair qui courait le long de son flanc gauche brillait elle aussi. Cependant, elle restait suffisamment discrète pour ne pas attirer l'attention, car le vaisseau ne s'arrêta pas et changea de secteur.
Se détachant de l'ombre, les yeux vert jade de Neris parcoururent les alentours, et, rassurée, sa silhouette se remit en mouvement.
Elle avait rendez-vous en bordure de la ville claire-obscure, mais elle ignorait les détails de sa prochaine mission. L'un des programmes résistants avait sans doute trouvé comment coincer une patrouille, ou plus probablement un détachement envoyé en mission, dont les ordres auraient fuité à un moment ou à un autre.
Neris n'était pas loin du lieu de rendez-vous lorsqu'elle avait été vaguement informée, elle avait donc pu s'y rendre à pied, mais elle gardait sur elle un b?ton capable de se transformer en puissant deux roues. Elle espérait ne pas avoir à s'en servir, mais ce petit b?ton tout simple pourrait lui sauver la vie en cas d'embrouilles. C'était déjà arrivé après tout. Plusieurs fois. Des soldats plus nombreux que prévu, une patrouille qui passait par hasard et qui repérait l'embuscade, beaucoup de choses pouvaient mal tourner. Mais Neris avait toujours réussi à fuir suffisamment vite pour que son identité reste inconnue et qu'elle n'ait pas à craindre de représailles.
Enfin parvenue au point de rendez-vous, Neris rejoignit un petit groupe abrité sous un porche. Elle activa son casque, et une visière noire recouvrit ses yeux verts et sa chevelure d'un roux sombre. Mieux valait ne pas être trop facilement identifiable lorsque l'on complotait en bande à l'extérieur.

? Alors ? commen?a-t-elle de sa voix modifiée. Qui a trouvé l'opportunité et pourquoi il a été si avare en détails ?
— On n'avait pas le temps de se raconter nos vies. Ils ne vont pas tarder, répondit un programme nommé Jeriso.
— C'est toi qui a organisé l'opération ? ? s'étonna Neris.

Jeriso hocha la tête, et Neris grima?a sous sa visière. Jeriso était du genre à foncer dans le tas sans monter de plan, et elle n'aimait pas du tout lorsqu'il choisissait une mission.

? Et maintenant qu'on est là ? insista la nouvelle arrivante. Tu nous en dis plus ?
— Garde Noire, en opération dans le b?timent en face. Je sais pas ce qu'ils foutent, mais ceux-là ne rentreront pas auprès de Clu. ?

? cette annonce, le groupe s'agita, l'inquiétude gagnait les programmes, et Neris serra les poings.

? Sérieusement, Jeriso ? Des membres de la Garde Noire ? On n'attaque jamais directement la Garde Noire, encore moins sans infos précises et sans plan d'attaque précis !
— Tout s'accélère, Neris, les disparitions inquiétantes se font de plus en plus nombreuses, on doit nous aussi passer au niveau supérieur.
— On ne passera rien du tout si on est morts ! rétorqua Neris. Faites ce que vous voulez, mais moi je n'y vais pas.
— Tu nous l?ches ?! reformula Jeriso en faisant un pas vers elle.
— Je ne finirai pas en petits cubes transparents juste parce que tu déconnes !
— Elle a raison, renchérit une voix féminine sur sa droite. C'est la Garde Noire dont tu parles, Jeriso. T'es un imbécile si tu penses pouvoir t'en sortir indemne et en plus sans laisser de survivants de leur c?té. Moi aussi je me barre.
— Merci, Aatka ?, souffla Neris.

La majorité des programmes étaient d'accord avec Neris et Aatka, et le groupe s'apprêtait à se disperser lorsque des lueurs apparurent de l'autre c?té de la rue. Aussit?t, chaque membre du groupe recula le plus possible et se dissimula dans des retranchements ou plus loin derrière le porche. Chaque membre du groupe, sauf Jeriso. Le bleu presque blanc qui émanait de sa combinaison allait attirer l'attention des programmes au service de Clu qui venaient de sortir du b?timent en face, et des murmures précipités ainsi que des gestes pressés furent adressés au programme suicidaire.

? Jeriso, dégage de là !
— Jeriso, fais pas le con on va droit à la dissolution !
— Jeriso, si tu bouges pas je te tuerais moi-même ! ?

Aatka n'avait encore rien dit, elle n'avait fait aucun geste pour prier Jeriso de se cacher. Elle avait même passé la tête pour regarder les programmes aux armures noires et orange s'approcher lentement de la position de Jeriso, disques ou b?tons brillants en main. N'ayant passé que la tête, Aatka leur était invisible, mais Neris pensait comprendre ce que son amie s'apprêtait à faire.

? Aatka, non ! Laisse-le crever ! Ils n'ont vu que lui, on peut encore filer ! fit Neris en se retenant de crier.
— Identifiez-vous, lan?a une voix en direction de Jeriso.
— Je t'emmerde, je fais partie de la Résistance, et moi et mes potes on va te faire dispara?tre de la surface de la Grille.
— Tes potes ? Non mais tu rêves sale con ?, lui lan?a Neris alors que des soupirs désespérés s'échappaient des visières baissées des autres membres du groupe.

Jeriso semblait déterminé à contraindre ses camarades à se battre, et pour ?a Neris le détestait. On n'obligeait pas les autres à mettre leur vie en péril juste pour satisfaire son ego. Lentement, Neris passa à son tour la tête hors de sa cachette pour estimer la difficulté de la situation, autrement dit à quel point ils étaient dans la merde. ? ce moment, Jeriso retira son disque du support dans son dos. Le disque s'activa, produisant un son bien caractéristique ainsi qu'un puissant éclat de lumière. Ainsi, Neris était visible, car sa visière reflétait la lueur du disque de Jeriso, et la rousse recula vivement pour se cacher à nouveau.

? Les gars les gars, on se barre, y a Rinzler.
— Je ne vois pas où est le problème ?, assura Jeriso en armant son bras pour lancer son disque.

Neris commen?ait à se demander si Jeriso n'avait pas un vrai problème. Il était défaillant, forcément, un programme ne pouvait pas devenir si bête du jour au lendemain. Il avait pété les plombs, c'était la seule explication possible.
Et Jeriso lan?a son disque. L'un des Gardes Noirs riposta, et Neris crut que Jeriso allait périr dès maintenant. Il était resté sous le porche, sans réelle possibilité de mouvement. Soudain, Aatka surgit de l'obscurité, disque en main, et elle bloqua l'attaque du premier Garde, sauvant Jeriso de la dissolution pour le moment.

? Arrête ?a ! ? lui cria Neris.

Mais Aatka se tenait devant Jeriso, et le disque de la programme n'était pas encore revenu à sa propriétaire. Elle allait être touchée lors de la prochaine attaque.
Neris l?cha un juron, et elle dégaina son disque à son tour. Elle ne sortit pas tout de suite de sa cachette, elle pencha juste la tête pour voir qui allait combattre ensuite. Un nouveau disque orange partit, et Neris bondit devant Aatka. Dès qu'elle fut en position, elle lan?a son disque, vers le sol. Il ricocha et entra en contact avec le disque orange en mouvement, qui fila vers le plafond du porche avant de s'y cogner et de partir vers son propriétaire. Le Garde manqua de recevoir son propre disque dans la jambe, et il avait été suffisamment déconcentré pour ne pas avoir le temps de s'écarter de la trajectoire du disque de Neris, qui gr?ce au premier lancer avait pu récupérer son arme bien avant son adversaire. Le Garde partit en un millier d'éclats translucides, et Neris attrapa un b?ton accroché au-dessus de son genou gauche. Elle ne devait pas tra?ner, maintenant qu'un garde avait été tué, les autres allaient pour de bon s'intéresser au groupe clandestin, et il ne restait sans doute que quelques secondes avant que le combat ne s'intensifie et ne permette plus de fuir.
Aussit?t qu'elle eut récupéré son disque, Neris contourna Aatka et Jeriso, et elle courut pour sortir de la sorte de cour par un autre passage qu'elle avait déjà repéré. Elle rangea son disque et sauta tout en tenant le b?ton noir devant elle, et une moto se matérialisa autour d'elle. D'autres la suivirent, notamment Aatka, mais les membres de la Garde Noire, comme prévu, passaient en mode action, et plusieurs des programmes du groupe clandestin furent massacrés alors même qu'ils étaient encore cachés. Neris n'activa pas la bande lumineuse mortelle qui pouvait se matérialiser à l'arrière de la moto, car elle voulait se faire discrète pour ne pas être poursuivie. Elle se sépara aussit?t que possible des autres fuyards qui étaient parvenus à matérialiser un deux roues, et elle s'éloigna aussi vite qu'elle le put du porche et des Gardes. Elle regardait régulièrement derrière et autour d'elle, mais par chance elle ne semblait pas suivie. Sentant ses muscles se détendre un peu, Neris ralentit et se stoppa dans une ruelle étroite, et elle descendit de sa moto pour la laisser se transformer à nouveau en simple b?ton noir parcourut de quelques discrètes lumières bleu p?le. Elle regarda autour d'elle encore une dizaine de fois tout en avan?ant, et n'entendant aucun son en approche, conclut qu'elle avait été suffisamment rapide pour échapper aux Gardes. Pour cette fois. Si elle recroisait Jeriso, elle le tuait.
Une fois certaine d'être seule, Neris se laissa glisser le long d'un mur, et elle resta assise là, à reprendre ses esprits un instant. Gr?ce à sa veste sombre, peu de dessins lumineux étaient visibles sur son corps, il serait donc difficile pour les Gardes de la reconna?tre si elle était recherchée. Parfois, c'était assez pratique de presque tous se ressembler. Alors, Neris s'autorisa le droit de faire dispara?tre sa visière. Elle respirait mieux à présent, et la chaleur due à la peur put se dissiper plus efficacement. Neris passa une main dans ses cheveux, un carré roux sombre ondulé, et elle se releva enfin. Elle ne pensait pas pouvoir être reconnue, mais il serait tout de même plus prudent de se changer. Alors, elle prit la direction de l'immeuble ou elle logeait. Pourtant, ses jambes cessèrent de s'actionner quelques mètres plus loin, et sa bouche s'entrouvrit de stupeur alors que ses yeux s'agrandissaient. Loin à l'écart de la ville, une lueur, une lueur d'une grande clarté, d'un blanc pur, d'un blanc espoir, d'un blanc lointain et presque oublié. Le portail. Il venait de s'ouvrir.