[Un mois après la fin de la malédiction]

— Belle ! Belle !
— Oui, qu'y a-t-il, Monsieur Lumière ?
— Oh, je... Pardonnez ma cavalerie, je... Hem. Le Prince désire savoir si vous allez d?ner avec lui, ce soir ?

Belle haussa un sourcil et regarda le ch?teau. Elle se tenait sur le perron, en train de finir de seller son cheval.

— J'en doute, répondit-elle. Je vais probablement rester au village pour la nuit, retrouver un peu mon père.

Lumière, l'intendant du ch?teau, s'inclina en hochant la tête. Malgré les semaines écoulées, Belle avait encore du mal à le voir autrement qu'un chandelier, mais elle s'effor?ait de chasser ces images de son esprit.

— Je le dirais à Sa Majesté, dans ce cas, répondit Lumière.

Belle sourit doucement puis enfourcha son énorme cheval de trait et s'éloigna dans un sourd bruit de sabots sur les pavés. Lumière posa ses mains sur ses hanches maigres et secoua la tête. Cela faisait un mois que la jeune femme vivait au ch?teau, que la malédiction avait été brisée, et pourtant, aucun signe d'un futur mariage royal à l'horizon et les employés du ch?teau commen?aient à s'inquiéter.

Retournant dans les tréfonds des cuisines, Lumière manqua bousculer un serviteur qui jaillissait avec un plateau.

— Ah ! Madame Samovar ! s'exclama alors Lumière.
— Monsieur Lumière, vous avez la réponse de notre chère Belle ? demanda la femme qui se dandinait devant les larges fourneaux.
— Oui, elle restera chez son père jusqu'à demain au moins.
— Ah, cela ne va pas plaire au Prince.
— Sans doute pas, mais... Madame Samovar, n'avez-vous pas quelques inquiétudes concernant notre ma?tre ?

La cuisinière cessa de remuer et regarda Lumière avec surprise, sa cuillère en bois à la main.

— Je... si, avoua-t-elle alors. Cela fait un mois maintenant, et j'aurais déjà d? recevoir les instructions pour le repas du mariage...
— Big Ben n'a aucune nouvelle non plus, répondit Lumière, inquiet. Vous pensez qu'ils ne s'entendent plus ?
— Allons donc ! Ils s'aiment, voyons, sinon la malédiction n'aurait pas été brisée ! Vous devriez avoir honte de penser cela, cher monsieur ! s'exclama Madame Samovar en agitant sa cuillère sous le nez de Lumière qui recula d'un pas.
— Oh, je n'insinuais rien, c'est juste que...
— Bah ! Laissez-leur le temps de se conna?tre, répondit la cuisinière. Après tout, notre Belle est tombée amoureuse d'une bête, d'un monstre, elle a réussi à lui trouver une certaine beauté, il est légitime qu'elle mette un peu de temps à s'habituer à la réelle apparence du ma?tre.
— Oui, bien s?r, vous avez sans doute raison.

Pas convaincu, Lumière remonta dans le ch?teau à la recherche du Prince Adam. Il le trouva dans ses appartements en train de superviser leur réfection, car ces dernières années, ils avaient beaucoup souffert de la bête.

— Ma?tre ?
— Oui ? Ah, Lumière, que se passe-t-il ?
— Je viens vous prévenir que Belle restera au village au moins jusqu'à demain, répondit l'intendant en s'inclinant.

Le Prince Adam releva le menton, lèvres pincées. Il ne répondit rien et Lumière tourna les talons sans demander son reste. Cette réaction, ou plut?t cette absence de réaction, le confortait dans son inquiétude concernant l'avenir de Belle avec le Prince Adam...

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? plusieurs lieues de là, ou plut?t, en contre-bas, à Erfest, on ignorait tout de l'inquiétude au ch?teau. Gaston se remettait doucement de sa chute dans la cascade et de son bain glacé, même s'il avait du mal à ne pas s'en vouloir d'avoir été aussi stupide.

Le grand coup de hache qu'il administra au morceau de bois posé devant lui trahissait sa colère intérieure et il soupira en ramassant les deux b?chettes pour les jeter sur une pile plus loin.

— Reposez-vous un moment, Gaston, dit alors Ana en sortant du poulailler. Vous épuisez ne vous absoudra pas de vos fautes.
— Je sais, mais j'ai été idiot, aveugle et stupide, répondit Gaston. Et je suis furieux pour tout ?a.
— Idiot et stupide sont synonymes, nota Ana avec un sourire en coin.

Gaston leva les yeux au ciel.

— Belle pourra-t-elle me pardonner un jour ? demanda-t-il alors. Vous êtes une femme, Ana, pourriez-vous me pardonner si j'avais intenté à la vie de l'homme que vous aimez ?

Ana baissa le nez et jeta un coup d'?il vers le lac. Le printemps approchait, le lac était encore gelé, mais il devenait plus facile d'y naviguer de jour en jour.

— J'en doute, répondit alors la femme. Mais je ne suis pas la Princesse Belle, je ne la connais même pas. Vous seul la connaissez, Gaston, et vous seul saurez ce qui est à dire pour qu'elle vous pardonne.

Gaston serra les m?choires. Ana s'excusa alors et rentra avec ses ?ufs dans son tablier replié, puis Gaston continua à couper du bois en se traitant d'abruti. Il était amoureux de Belle depuis des années, mais elle l'avait toujours repoussé, prenant ses avances avec amusement, plus intéressée par ses livres que par les hommes. Cela l'avait agacé, oui, il était obligé de l'avouer, mais aujourd'hui, il voyait les choses différemment. Il avait fr?lé la mort, de très près, de trop près, et il était prêt à ramper devant Belle pour qu'elle lui pardonne son comportement inacceptable envers elle, envers son père et envers la bête...

Levant les yeux vers le ch?teau, Gaston serra les m?choires. Il t?ta son flanc droit et plissa le nez. Ses c?tes n'étaient plus douloureuses, mais était-il assez remis pour entreprendre un voyage de plusieurs jours à cheval pour rentrer chez lui ? Et surtout, comment les gens là-bas allaient-ils prendre son retour d'entre les morts ? Parce que pour eux, il était mort, perdu à jamais dans le gouffre qui entourait le ch?teau du Prince Adam et il doutait que beaucoup sachent qu'il y avait un village en contre-bas...

— Je vais lui écrire, dit-il alors en plantant la hache dans le billot. Je vais écrire à Belle et lui demander de venir ici. Je dois lui parler, je dois le faire avant qu'elle ne se marie et n'ait plus aucun choix.

Retournant dans la maison, le jeune homme demanda du papier et un crayon et Ana lui indiqua le premier tiroir d'un gros meuble en bois. Il se servit et disparut dans sa chambre. Occupée à préparer un g?teau, Ana éprouvait de la peine pour ce grand gaillard qui paraissait si misérable dès que le prénom de sa bien-aimée était prononcé. Il avait la taille d'un ours et la force d'un buffle, mais dès qu'il pensait à elle, il fondait comme neige au soleil, il se vo?tait et devenait gris?tre. C'était assez dur à voir et Ana savait qu'il ne mentait pas en disant qu'il l'aimait. Cet amour le tuait à petit feu, surtout le fait de la savoir heureuse avec un autre, avec cette bête qu'il avait tenté de tuer...

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Au village, pendant ce temps, Belle arrivait en vue de la maison de son père. Rel?ché de l'asile le lendemain de l'attaque sur le ch?teau, Maurice avait été très affecté par la l?cheté de Gaston et lui en avait voulu pendant plusieurs jours avant d'accepter de laisser les morts en paix. Belle retrouva donc un homme enjoué et souriant en train de bricoler un engin infernal quand elle arrêta Philibert, son fidèle cheval, devant la maison.

— Papa ! appela-t-elle. Papa !

Il y eut un bruit étrange dans la cave puis une formidable explosion et un nuage de fumée sortit par la porte. Belle rigola en portant ses mains à sa bouche quand son père apparut, tout couvert de suie et ses cheveux blancs hérissés.

— Oh, Belle ! s'exclama-t-il.

Les deux s'enlacèrent solidement et Maurice s'excusa de salir le manteau de sa fille. Il le frotta rapidement pour retirer la suie, mais Belle agita les mains.

— Qu'est-ce qui t'amènes, ma chérie ? demanda alors Maurice.
— Ais-je besoin d'une excuse pour venir voir mon papa ? demanda la jeune femme.
— Eh bien, non, mais je te connais...

Belle pin?a la bouche et baissa le nez.

— Touché, dit-elle alors.
— Viens, rentrons, j'ai fait du thé tout à l'heure, tu vas tout me raconter, répondit Maurice en haussant un sourcil broussailleux.

Belle opina et rentra dans la maison. Son père alla se débarbouiller et la jeune femme reprit rapidement ses marques en sortant des tasses, des biscuits et en faisant réchauffer le thé.

Quand Maurice revint, il trouva sa fille devant la fenêtre, perdue dans ses pensées. Elle sursauta quand elle l'entendit et lui décocha un sourire qui avait de la peine à être joyeux.

— Oh, ma petite fille, mais qu'est-ce qui se passe ? demanda alors Maurice. Tu as l'air si triste ! ?a ne se passe pas bien avec le Prince Adam ? Il te fait des misères ?

Belle souffla par le nez et s'assit.

— Non, dit-elle. Non, il ne fait rien... justement.

Maurice haussa un sourcil.

— Oh, je vois... dit-il. Et par rien, tu entends... ?

Il secoua la tête et Belle l'imita. Elle s'adossa à sa chaise et joua avec une encoche dans le bord de la table avant de soupirer.

— Rien, dit-elle. Il ne fait rien. Je vis depuis un mois au ch?teau et certes nous prenons nos repas ensemble, mais le reste du temps, je le vois à peine. Seule mon habilleuse me tient compagnie, et Zip... Je m'ennuie, papa, et je sais que c'est très mauvais signe.
— En effet... Est-ce que... tu es toujours amoureuse de lui ?

Belle ferma les yeux et secoua la tête.

— Je ne sais pas, répondit-elle. J'ai appris à aimer une bête pleine de fourrure avec des grandes griffes et des dents qui auraient pu m'arracher un bras, dit-elle. Maintenant, je dois apprendre à aimer un homme normal, un Prince qui ne se semble rien avoir appris de sa malédiction.
— C'est-à-dire ?
— Il est... solitaire, égo?ste parfois, répondit Belle avec un mouvement d'épaule. Il parle de lui, tout le temps, et de comment il va faire rénover telle ou telle pièce, selon son propre désir, ses propres go?ts, et quand je donne mon avis, il me répond que oui, c'est joli, mais que c'est son ch?teau, donc que c'est à lui que reviennent les décisions ultimes.

Maurice plissa un ?il et soupira.

— Tu aurais d? épouser Gaston, l?cha-t-il alors.

Belle eut un hoquet de surprise et se redressa.

— Mais, papa... ?
— Pourquoi je dis cela ? demanda le vieil homme en la regardant. Parce que Gaston était peut-être un emmerdeur et un fier-à-bras à la tête creuse, mais au moins, il t'aimait, ma fille.
— Mais c'était un rustre, un... cochon ! s'exclama Belle en plissant le nez. Il ne m'aurait jamais laissée lire, jamais m'évader dans les romans ! Je serais devenue une de ces femmes qui sont toujours grosses, toujours couchées et accouchées, avec des enfants plein les jupes et des taches de nourriture partout...

Belle secoua la tête et serra les m?choires. Elle renifla et baissa le nez vers ses genoux. Elle serra ses doigts sur sa jupe de taffetas bleu et Maurice l'observa un moment.

— Tu n'as qu'un mot à dire, chérie, dit-il alors. Et tu reviens vivre chez nous.

Belle haleta.

— J'ai promis, papa, dit-elle alors qu'une larme glissait sur sa joue. J'ai fait la promesse de rester auprès d'Adam, je l'aime et il m'aime, mais...

La jeune femme s'excusa alors et quitta la cuisine pour se réfugier dans son ancienne chambre. Elle se jeta sur son lit et plongea son visage entre ses bras. Elle releva cependant rapidement le menton et croisa son reflet dans le miroir. Elle fron?a les sourcils en caressant sa robe bleue et, quittant son lit, elle ouvrit sa penderie. Elle esquissa un sourire en passant sa main contre ses anciennes robes et, en décrochant une, elle la posa contre elle et s'observa dans le miroir.

Décidant de laisser un peu de calme à sa fille, Maurice attrapa un panier et se rendit au marché. Plusieurs personnes avaient vu Belle sur le chemin du village et la rumeur de son retour s'était déjà répandue.

— Alors comme ?a Belle est rentrée, Maurice ?
— Oui, je ne sais pas pour combien de temps, deux ou trois jours peut-être, mais je suis content de la revoir, répondit le vieil inventeur.

L'ancien acolyte de Gaston, LeFou, grima?a un sourire. Maurice lui tapota l'épaule puis s'éloigna avec son panier de légumes. LeFou le regarda et souffla. Gaston avait disparu depuis un mois, présumé mort, mais aucun service funèbre n'avait été fait, car le corps n'avait pas été retrouvé. Le prêtre refusait qu'une tombe vide orne le cimetière, Gaston ne serait donc enterré qu'une fois son corps retrouvé, seulement cela faisait un mois maintenant et malgré les recherches dans les ravines autour du ch?teau du Prince Adam, rien n'avait été retrouvé, sinon sa cape violette en lambeaux.

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Au pied de la falaise, cependant, Gaston venait de confier sa lettre pour Belle à un marchand qui allait vendre au village. Il lui faudrait trois jours pour y arriver, et avec une promesse de paiement à son retour, le marchand avait accepté de chercher Belle, ou son père, ce qui serait simple car tout le village connaissait la jeune femme et son inventeur fou de père...

— Puis-je conna?tre le contenu de cette lettre ?

Gaston regarda Ana et secoua la tête.

— J'ai eu trop de mal à l'écrire, dit-il. Je ne suis pas un homme très intelligent et je ne m'épanche pas facilement ; cette lettre d'excuses est un crève-c?ur, mais je dois tenter ma chance quand même. Peut-être que Belle n'aime pas la vie de ch?teau, peut-être que le Prince la maltraite ou l'ignore... Je dois tenter, n'ait-je pas le droit ?
— Vos envies de repentir semblent sincères, répondit Ana. Rien ne dit qu'elle va accepter, mais au moins, vous aurez essayé.

Gaston hocha la tête. Ernest appela alors depuis le lac et le jeune homme les rejoignit en pataugeant dans l'eau glaciale pour ramener la barque sur la berge.

— Les muscles c'est toujours utile ! s'exclama le vieil homme. Tu vois, fiston ?

Marcus singea son père et Gaston croisa les bras avec un sourire victorieux.

— Je suis bien content d'être fils unique, répondit Marcus.

Gaston rigola et lui colla une tape dans le dos que Marcus accusa en soufflant. Ils entreprirent ensuite de décharger la barque pleine de poissons et de crustacés, et Ana embaucha ensuite Gaston pour l'aider à tout préparer et à tout saler avant que les denrées ne se g?tent.