Je crois que je m'amuse beaucoup trop à écrire ce qui se passe dans la tête de Desjardins. En même temps, vu la taille de sa bibliothèque, pour une fois a n'est pas trop OOC. Rajoute Chase et a fait des étincelles. Bref, une pause philosophique en mode roman russe parce que c'est trop marrant à écrire. Prenez-la comme une étude de personnages.

Sont cités: Husserl (phénoménologie de l'esprit); l'Odyssée ; Une saison en enfer d'Arthur Rimbaud; la Géryonéis de Stésichore. je me suis aussi basée sur l'interprétation qu'en donne Anne Carson dans son Autobiography of red.


XXXII. Solstice


Skadar, Monténégro : décembre 1932


Michel Desjardins

Après la classe, je m'étais rendu déposer mon rapport auprès du Chef Lecteur. C'est au détour d'un couloir que j'avais entendu l'insulte fuser. C'était le mot de trop. Je fis volteface et me dirigeai vers les deux hommes :

Tu m'as appelé comment ?

Les deux hommes me regardèrent nonchalamment, appuyé contre le mur. Le plus grand, vêtu de longues robes crème rigola :

Je t'ai appelé fils de J'aurais pu dire fils de pute d'ailleurs. Qu'est-ce que tu vas faire ? Me déclarer un duel ?

– Il ne peut pas, rit l'autre. Il n'est pas de vrai sang. C'est juste de la canaille.

Il entraina son compagnon à sa suite. Je les fixai intensément comme ils s'éloignaient. Ma main tremblait légèrement.

Ne le fais pas !

Je me retournai. Lupin m'observai, l'air sévère.

Tu as l'air de quelqu'un qui va faire une connerie. Lche l'affaire. Allez viens.

Je ne bougeai pas. Arsène fit un pas vers moi.

Tu vas faire quoi ? Attaquer chaque personne qui t'insulte dans ton dos ? Tu vas les descendre les unes après les autres ?

– Pourquoi pas ? Je sifflai entre mes dents.

– Tu t'attendais à quoi Desjardins ? A ce que les gens soient contents de te voir ? Qu'ils t'offrent des fleurs ? A un tapis rouge peut-être ?

– Après toutes ces années de service, à ce qu'ils arrêtent de me cracher à la face. Littéralement.

– Pour beaucoup tu n'as pas ta place ici.

Il se retourna et me fit geste de le suivre, mais je ne parvins pas. Je tremblai encore trop. Chaque parcelle de ma volonté était concentrée à retenir ma rage qui pulsait de toute part, débordait mon corps. Lupin me saisit par les épaules et me secoua.

Tu ne peux pas faire taire les gens, mais tu peux faire en sorte qu'ils n'osent plus jamais t'insulter en face. Et a, tu l'obtiendras en faisant ce que tu as à faire, et en le faisant bien. Pas en te bagarrant comme un chien avec des magiciens rencontrés par hasard. Viens maintenant.

J'obtempérai. Nous marchmes en direction des quartiers du Chef Lecteur. Je fulminais toujours autant. Lupin soupira en hochant la tête.

Ecoute, le type à droite était un homme des Mazrui. Les Mazrui sont…

– Je sais je grommelai.

J'eus envie de lui hurler dessus, me contrlai à nouveau.

Juste… a va, je sais. Certains jours, c'est facile. Mais parfois a s'accumule.

Nous marchmes alors en silence.

Comment va le Quatorzième ? Je demandai pour me changer les idées. Lupin haussa les épaules :

Comme toujours. Il ne se passe pas grand-chose. Le nettoyage du territoire sera bientt fini. Ta pote Vasseur s'est un peu calmée, elle a compris que a ne servait à rien de manifester tous les dimanches, son droit de vote ce n'est pas pour bientt, et on l'a mise dans une brigade pour qu'elle dépense son énergie utilement. Elle est toujours sur le dos du Bihan par contre.

– Elle a un faible pour lui.

– Oui, bah il serait temps de se calmer avec son affection.

Mazrui l'ancien nous toisa à l'entrée des appartements d'Iskandar. Le Chef Lecteur était occupé.

Laisse-moi ton rapport. Je lui transmettrai. Rentre chez toi.

Pour une fois, j'obéis à Arsène sans rouspéter.

Dans la salle sombre, la lumière clignote et se rallume.

Qu'est-ce que je t'avais dit ?

Lupin, c'est lui bien sr… Il l'attrape par le col de sa chemise tchée de rouge et le secoue.

On t'avait dit reste à l'écart.

– Fucker ! Crache Harry Lodge, l'Anglais.

Lumière. Je plisse les yeux. Entre une grande silhouette, larges épaules, barbe et moustaches grises : La Roque, le chef du Nome. A ses ctés, un homme petit et rblé, au teint hlé, aux cheveux tirant sur le roux.

Ce n'est pas réglementaire, dit l'homme, Erwan. Vous ne pouvez pas exécuter un magicien sans l'autorisation du Premier Nome.

– Techniquement, ce n'est pas un magicien réplique Lodge.

Lupin a cette expression un peu étrange comme il m'observe.

Ecoutez…

– Ta gueule !

Une baffe. Je tire sur la corde et elle mord mes poignets. L'Anglais me file une seconde baffe.

Lodge, cessez vos neries. Vous n'êtes pas ici chez vous, le réprimande La Roque.

– Je ne suis pas sous vos ordres, il se rebiffe. Finissez-en au plus vite.

Un jeune homme blond entre alors en courant.

Père, il crie. Le Chef Lecteur…

Il ajoute quelques mots trop bas pour que je puisse les entendre.

Le Bihan, suivez-moi ! Vous, ne me l'abmez pas trop.

La Roque tourne les talons et sort. Lodge le suit, contrairement à ses ordres. Je reste seul avec Arsène. Il me regarde, se baisse, et, sa tête à mon niveau, me crie :

On n'avait dit pas de magie ! Que t'as dit ta tante, pauvre idiot ?

– Qu'est-ce que tu sais de ma tante ? Je lui fais.

Il me donne à son tour une baffe colossale qui fait chanceler ma tête. Puis il agrippe mon bras ligoté et tord la main jusqu'à me foutre sous les yeux la cicatrice sur ma paume droite. On n'avait dit pas de magie, il gueule à nouveau. Sa pression sur mon bras me fait mal, je réprime des larmes.

Pourquoi diable a-t-il fallu que tu viennes te fourrer là-dedans ?

– Je n'avais pas le choix, je vous jure.

Je ne l'ai pas fait exprès, la Manticore… Elle était revenue, elle allait tout détruire… je n'arrive pas à formuler ces mots. Arsène me tord ma main à la trace de brulure balafrant ma paume depuis l'enfance.

Menteur. Tu es un demi-dieu ? Non, bien sr que non ! Elle n'en avait pas après toi.

– C'était mon amie, je n'allais pas la laisser.

– Oh ton amie ? Tu es touchant dis donc, trop mignon !

Je me tortille pour essayer de dégager mon bras.

Ecoute moi, une bonne fois pour toute, tu n'es pas un demi dieu, tu n'es pas un magicien, tu ne touches pas à a ; tes parents ne sont pas des dieux, ne sont pas des magiciens, tu viens de l'égout et tu y restes discrètement.

– Tu crois me faire peur ?

– Ils vont te tuer. Il dit juste, et il y a cet air un peu étrange chez lui, qui n'est pas de la haine, et pas vraiment de la colère.

La porte claque à nouveau, et reviennent La Roque, Lodge, suivi d'un très grand guerrier à la peau noire, et avec eux, le plus vieil homme que j'aie jamais vu de ma vie. S'ensuit un échange fiévreux dans une langue inconnue, et sur un mot sec du petit vieillard, tous ressortent de la pièce, nous laissant face à face.

C'est la première fois que je vois Iskandar.

Je ne le reverrai que trois ans plus tard, de loin, lors de mon examen d'entrée au Per Ankh. Puis au procès, puis après la capture de Sekhmet. Il s'adresse à moi en Franais, avec son accent étrange qui vient de bien loin.

Je suis Iskandar, le chef Lecteur.

Je ne sais pas ce que a veut dire. Je sais juste qu'il y a une chose qu'on m'a demandée.

Iskandar ? Je répète hésitant.

Il ne dit rien. Il est aveugle mes ses yeux me transpercent.

C'est le dernier siècle. Je lui dis juste.

– Qui t'as dit a ? Il sursaute.

– Thoth, je réponds juste.

Il y a un instant de silence, et d'un geste de la main, le Chef lecteur défait mes liens. Il s'adresse à moi ensuite :

coute-moi, personne ici ne te fera de cadeau. Tu comprends ? Tu vas devoir travailler deux fois plus que n'importe qui ici. Tout ce qu'ils font, toi tu le feras en double. Suis-moi :

Je le suis et nous sortons de la pièce. Les hommes sursautent en nous voyant. Iskandar n'en a cure, il marche vers la Roque et lui annonce : Tu as trois ans pour en faire un magicien. S'il se conduit mal, tranchez lui la gorge.

Quelques heures plus tard, nous étions allongés sur la berge, à regarder le vol des pélicans. Le soleil était déjà bas, la lumière rasante. Une brise fraiche remontait du lac Skadar, chantonnant dans les hautes herbes. Je fermais les yeux pour mieux entendre le chant de l'herbe. Stribog joue de sa flute murmura Chase à cté de moi. Nous écoutmes en silence le jeu du dieu des vents pres. Milo était assis près de la grève. Les heures filaient peu à peu, nous rapprochant du couchant et des fêtes de Mokosh.

Tu connais Solove-Razbonik ?

– Le brigand-rossignol ? Je traduisis.

– Oui, c'est bien a.

Chase regarda un nuage glisser dans le ciel bleu et dur.

Solove-Razbonik était dans son grand chêne sur la route qui montait vers Kiev et il sifflait dans les branchages. Alors, toutes les herbes et les prairies s'emmêlèrent, et les fleurs d'azur perdirent leurs pétales, et les bois sombres furent pliés jusqu'à terre, et quant aux êtres humains, ils gisaient tous morts !

Il ferma les yeux, prit une longue inspiration, se souvint :

Ma grand-mère me racontait toujours ce même conte. Je ne rappelle plus vraiment de la suite, si ce n'est qu'Ilya Muromets après l'avoir défait entrait au service du prince de Kiev. Puis venaient les dragons, les guerres avec les tatares, la prison… Je sais que a se finissait toujours de la même manière : et ils ont à présent échappé à la lourdeur des ténèbres du monde. Qu'est-ce que ta mère te lisait comme histoires ?

– L'histoire d'un Manouche qui trouvait un violon magique pour aller courtiser la lune.

– Des contes Tsiganes ?

– Manouche, pas Tsigane.

Il était facile d'être avec Chase. Nous portions chacun nos monticules de pensée avec nous. C'était un ballet constant de références et idées, des bibliothèques amassées dans le recoin de l'esprit. Il n'y avait pas besoin de ralentir, de prétendre On pouvait à tout moment ouvrir la bouche et parler.

Pour la plupart des gens on se prenait la tête . Alice m'écoutait, jusqu'à un certain point. Mais même elle pouvait se lasser de mes délires. Erwan ne les comprenait pas tous. Avec Giacomo, on finissait souvent par s'engueuler pour de vrai sur des détails théoriques.

J'ai pensé à Jelila Kane. C'était marrant d'avoir eu quelques vraies conversations avec elle. On s'était disputés sur l'interprétation de Pindare. Le souvenir d'un de ses vers surgit dans mon esprit, et je le rangeai dans un coin, pour y repenser plus tard.

Qu'est-ce que c'était déjà ? Ah oui : L'excellence humaine crot comme une vigne, nourrie par la verte rosée, qui s'élève, au milieu des hommes sages et justes, jusqu'au ciel liquide.

C'était une des odes de Pindare que j'avais aidé Lucien à traduire. Il était vraiment doué Lulu, il chantait incroyablement bien aussi. Marcel disait qu'il aurait d faire carrière à l'opéra. Mort trop jeune pour a aussi. On jouait à faire léviter les plateaux dans l'arrière-boutique. C'est fou ce qu'il était sérieux surtout pour son ge aussi. Je le rendais dingue avec mes frasques. Pas facile aussi de m'avoir comme grand frère je suppose. C'était l'époque de Loulou et du baron Charlus. Marrant, je me souviens, il avait des délires bizarres au lit. Mais il avait de la tune, et il me laissait accéder à sa bibliothèque, alors bon… Avec Lou, c'était une autre affaire. Mais il y a cette fois où on n'a pas fait gaffe, et les gars de la bande à Vauvert sont venus me péter la gueule aussi. C'est marrant le nombre de gens qui ont voulu me péter la gueule dans la vie quand même. Tu parles d'excellence fragile. A Héliopolis aussi, le premier soir, c'est bien a, il y avait les gars, je sais plus de quel Nome, qui m'avaient explosés, je sais plus trop pour quelle raison d'ailleurs. J'avais passé l'épreuve d'histoire avec un cocard. Charles s'était foutu de ma gueule. Charles La Roque, un autre parti trop tt. On avait fini par s'entendre, il m'avait fait chier pendant des années, mais au front on n'a plus le temps pour ces trucs de gamins. Charles, il a pas fait exprès, je veux croire qu'il n'a pas pensé à ce qu'il faisait. Comme Lucien, tiens. Quand je pense qu'il n'avait que dix-sept ans. C'est le bourrage de crne à l'arrière, c'est a qui l'a perdu. Il n'aurait pas voulu vivre sachant qu'il n'avait combattu, personne ne l'aurait pris pour un homme après a. Et les recruteurs… C'était un gamin, comment ils n'ont pas pu le voir ? La vérité c'est qu'ils s'en foutaient juste. Ni bon, ni mauvais, ils s'en foutaient. Lulu… Peut-être qu'il aurait vraiment fini par épouser Alice une fois un homme. a aurait été marrant tiens ! Et s'il avait vécu… Il aurait été magicien aussi, pauvre maman, on l'aurait rendue complètement dingue à nous deux. Faut que j'arrête de penser à a, de toute faon a sert à rien. Il aimait bien le grec Lucien, encore plus que moi d'ailleurs. A l'époque je voulais faire une thèse sur la vision de la Mésopotamie chez Hérodote et dans les Persica. Après la guerre j'ai changé de sujet, je lui ai préféré Stésichore et ses monstres. Plus approprié.

Pourquoi aimais-je tant Stésichore ? Ma thèse en littérature antique avait porté sur lui. Son chef-d'uvre était communément appelé Géryoneis, soit la Géryonide ou, un nom moins barbare, la chose de Géryon . Il avait choisi de relater le 10ème travail d'Hercule avec une compassion étrange pour le monstre (et son chien). Je me rappelais les fragments que j'avais traduits Géryon était un monstre, tout chez lui était rouge. Il y avait surtout le passage de sa mort par la flèche d'Héraclès: Puis Géryon posa son cou sur le cté/ Comme un coquelicot quand il gche/ La tendresse de son corps, perdant / Subitement tous ses pétales ... Comme je l'ai dit, pour les Grecs, la mort est mauvaise.

Qu'avait donc fait Stésichore ? Les noms nomment l'être. Le verbe le met en mouvement. Quant aux adjectifs, que sont-ils ? Ils ne sont pas à prendre à la légère. L'adjectif est morceau d'être, il s'agrippe à lui, lui est mis au-dessus . Chez Homère le monde est stable et immuable. Le sang et les navires sont noirs. La mer : stérile et infatigable. Les genoux sont rapides, l'aurore a des doigts de rose. La mort est toujours mauvaise. Or Stésichore a aimé l'adjectif. Il a rendu l'être mouvant, il l'a délié et l'a fait fuir. C'était le poète des monstres. On devait bien s'entendre.

Il y avait divers types de monstres chez les Grecs. Ceux de la sauvagerie tout d'abord, que le héros civilisateur vient affronter ; le héros fondateur, Thésée ou Persée repousse les horreurs pour fonder les cités. Mais il y a également des héros et monstres d'un autre genre : ceux qui vivent à l'extrême Occident. Les Hespérides, gardant les pommes d'or, le rouge Géryon et ses troupeaux de buf. Voici donc Héraclès, qui ne fonde pas de cité et ne civilise pas l'homme. Il s'en échappe, il vole les troupeaux rouges et les pommes dorées. Il cherche le divin, alors il affronte les monstres-gardiens, Cerbères, Géryon, Atlas. Il en veut aux piliers du monde.

Ce sont peut-être les deux plus grands héros qu'aient connu les Grecs : Héraclès et Dionysos, l'un part à l'Ouest, et l'autre à l'Est, aucun des deux ne reviendra comme avant. Mais si Dionysos s'est élancé vers les contrées du jeune soleil, Héraclès s'est fondu dans le couchant. Il apprivoise les royaumes de la nuit et de la mort. Il combat notre peur, dérobe le trésor des dieux.

Chez Homère, les champs Elysées ne sont pas sous terre, ils sont à l'Ouest, et le monde de l'Hadès n'est pas que souterrain, mais s'étend par-delà les royaumes du ponant. Chez Platon, en allant plus à l'Ouest, on trouvera sans doute le chemin d'Atlantide. Chez les Celtes les bateaux partent vers l'Ouest, tout comme les Slaves. L'Occident s'est forgé en cela : ce regard tendu vers l'océan immense. Jusqu'au jour où les bateaux parcoururent en son long la mer stérile de l'Ouest. Alors une fois accompli le bond vers l'autre terre que nous reste-t-il ? Quoi de commun entre les dieux de vaudeville que me décrit Alice et ceux qui commandaient aux navires de Troie ?

Les Egyptiens, eux, sont restés à la verticale, sur le même territoire, sans rêver d'un ailleurs. Alors que le monde changeait, roulait sur lui-même, alors que Celtes, proto-germains et Grecs, tous les Indo-européens migraient en chariot à travers la steppe et les plaines, que les premiers d'entre eux erraient dans l'immensité de l'Europe boisée, eux naviguaient éternellement le long du même fleuve. Nous n'avons pas bougé, et le monde a changé autour, dramatiquement. Le monde de l'au-delà n'est pas ailleurs, n'est pas à cté, il nage autour de nous, et nous sommes juste arrêtés aux berges du fleuve. Il n'y a pas de point d'arrivée car pas vraiment de départ. On peut toujours repartir. J'aimais les poètes Grecs. Nous nous regardions l'un l'autre des deux berges du fleuve.

Tu penses très fort Desjardins, on peut presque t'entendre. A quoi ?

– Héraclès tua Géryon, mais pourquoi tua-t-il aussi le chien ? Les suffixes du nom précisent en Grec qu'il s'agissait d'un petit chien.

Chase rit haut et fort.

Plusieurs réponses possibles. C'était son destin. Ou alors, il était juste violent. Tu préfères quoi?

Je ne répondis pas.

Nous sommes tous des chiens violents ici-bas, il reprit, sans doute parce nous avons la haine au corps.

J'ai pensé à un adjectif pour expliquer ce qui nous était arrivé. Je me suis rappelé comment Rimbaud avait passé sa Saison en Enfer : Je vois que mes malaises viennent de ne m'être pas figuré assez tt que nous sommes à l'Occident. Les marais occidentaux ! Non que je croie la lumière altérée, la forme exténuée, le mouvement égaré… L'esprit est autorité, il veut que je sois en Occident. Il faudrait le faire taire pour conclure comme je voulais. Il faudrait le faire taire… Ma tête est farcie de ces livres et vers. Ce sont mes pommes d'or à moi.

Tu es un peu un genre marginal parmi les tiens me déclara Chase.

J'avais grandi aux marges aussi : les marges de la France, puis celles de Paris, puis de nouveau les marges du Nome, maintenant les marges du continent. De la Bretagne à l'Irlande, de la Russie aux Balkans. Le monde y était toujours un peu plus grand. Quand j'étais enfant je m'étais juré de monter dans tous les trains d'Europe.

La France ne te manque pas ? Il ajouta.

– Qu'est-ce qu'il reste pour moi là-bas ? Ici ou la France, c'est pareil.

Soudain, j'ai trouvé l'adjectif que je cherchais il y a quelques minutes. Je me suis souvenu de πτολιπρθιο, saccageur de villes , l'épithète du dieu de la guerre, Arès. Arès est la mauvaise guerre, le sang, la haine, la furie sous ton crne. Après Troie, l'industrieux Ulysse devient lui aussi le saccageur de villes, et l'épithète est un filament d'être qui lui colle à peau. Odysseus devient la guerre et elle devient lui, elle agit à travers lui. Un frisson me parcouru, mais il faisait bon de mettre le mot sur la chose.

C'est toujours le même rêve. Je suis assis dans ma tranchée, à l'aube, en attendant l'assaut. Souvent il y a un mort sur moi. La plupart du temps c'est Charles La Roque, souvent Hector, ou Jean, parfois Bosc, Vial ou Michaud, ou encore, ce sont des gars du Quatorzième que je sais pourtant vivants : Erwan, Thomas Dupré, Jeannot… Je regarde le cadavre, et je dis aux autres du bataillon qu'il faudrait peut-être l'emmener à la morgue avant l'assaut, mais ils ne m'entendent pas. Alors je parle plus fort, et quelqu'un finit par me répondre : on ne va quand même pas emmener un Boche à la morgue, il peut rester pourrir ici. Alors je baisse les yeux et à la place du mort il y a l'Allemand que j'ai égorgé à Verdun. J'en ai tué beaucoup d'autres pourtant, mais c'est toujours celui-là qui reste. Généralement, je me réveille avant l'assaut.

Parfois le rêve continue, et quand sonnent les sifflets, j'escalade l'échelle. Mais à l'arrivée je suis totalement seul dans un grand champ picard. Je me retourne et derrière moi il y a un magicien au visage masqué qui me fait : viens, on va jouer à tirer sur les autres . Alors il me donne un fusil, et je dois viser des cibles mouvantes dans le soleil, qui ont toutes le visage des autres chefs de Nomes. J'explique que j'en ai assez et que je ne veux plus me servir d'un fusil, mais il pose un canon sur ma tempe et il me fait : tire .

Souvent, à la fin du cauchemar, une des cibles se transforme en Abdias Kane, et il me lance une coquille de gaz moutarde qui explose au milieu du champ. La fin est indescriptible. Vous avez déjà respiré du gaz moutarde ?

Je chassai ces pensées et me reconcentrai sur mon interlocuteur :

Et toi ? Pourquoi tu ne restes pas à Boston ? Tu t'es construit une maison, tu pourrais rester y vivre, profiter de tes neveux... Peut-être fonder une famille.

– A quoi bon ? Je ne les verrai que presque jamais.

– Tu n'en a jamais assez ?

– De voyager ? Boston est un port. La mer y appelle à tout moment. C'est un carrefour aussi, celui des Neuf mondes. Mais je vois ce que tu veux dire. Si, bien sr que j'en ai un peu assez déjà. Je ne peux pas faire autrement. Je suis comme toi, vois-tu, j'ai un peu de sang Tsigane.

Sinti, je corrigeai, ma grand-mère maternelle était Sinti.

Mon arrière-grand-mère aussi d'ailleurs. C'était une des raisons pour lesquelles j'aimais autant Victor Hugo quand j'étais petit. Tous ses ouvrages étaient à la bibliothèque municipale, je les avais dévorés sur mes marches d'escaliers aux folies de la butte.

Pourquoi tu crois que je fais de la magie ? Je lui demandai.

– Ce sont les Gitans ont du sang Egyptien.

– Les Manouches ont du sang Gitan, je répliquai.

– Pas beaucoup. Pas assez.

– Pas assez pour quoi ?

– Pour ce que tu arrives à faire.

– J'ai juste beaucoup travaillé.

– Humm. Tu ne connais pas ton ascendance par ton père ?

– Si, le Quatorzième avait consulté les registres paroissiaux. Mon père vendait des patates, son père cultivait les patates. Avant les patates, mes ancêtres faisaient pousser des choux.

– a vient bien de ton cté Champollion alors.

– Tu t'intéresses un peu trop à mon ascendance. Arrête !

– L'origine est un problème fascinant. Tu connais la différence entre le début et l'origine ?

Je réfléchis un instant au problème.

Je dirais que le début, le début objectif je veux dire, est toujours incertain. Il est dans le passé. L'origine c'est un problème de maintenant, elle concerne le présent.

– Pourquoi penses-tu que l'Egypte fascine autant ? Les gens ne s'intéressent pas vraiment à elle en tant que telle, ils cherchent l'origine de la civilisation. Nous projetons sur l'Antiquité les angoisses du temps présent. Rien n'est certain, tout change. Les hommes aussi. Alors il serait bon de voir en arrière vers une source unique qui nous constituerait.

L'identité. Vous êtes obsédée par elle. Les Américains je veux dire. Enfin, les magiciens aussi.

– Tout le monde Michel, pas que nous.

Il eut un sourire ironique et remua légèrement. Je m'étirai dans l'herbe :

Vous pensez qu'en découvrant vos origines, vous aurez des réponses. Qu'en retraant vos généalogies vous prévoirez l'avenir. Tout le monde essaye de m'appliquer des choses, mais a ne m'intéresse pas vraiment en fait. Je ne veux pas connaitre mes ancêtres, je veux vivre libre.

– Chez les Anglo-Saxon nous nous pensons en communautés, en identités, qui s'assemblent. Vous autres, avec votre universalisme républicain, vous niez l'identité. Vous êtes dans ce paradoxe étrange d'un individualisme qui rejette toute identité commune autre que la nation désincarnée. Chez vous communautarisme est un gros mot. Chez vous aussi l'individu se construit par l'acte, non pas par l'être. Vous faites avant d'être. Pourquoi a ?

– Parce qu'on a voulu faire table rase du passé. C'était le projet de 1789.

– Vous vous mentez à vous-même.

– Peut-être. a a ses avantages aussi. Regarde, l'homosexualité n'est pas réprimée par le code civil chez nous. On serait en Angleterre, je serai le diable. Chez moi, je ne commets qu'un blasphème. Ma vie amoureuse ne fait pas mon identité, ne peut prétendre le faire. Elle échappe aux radars du politique.

– A bien ou à tort ?

– Peut-être un jour a sera à tort. Mais pour ma part, je trouve a rassurant de penser qu'il y a une sphère de la vie, le privé, qui échappe au regard de la société.

La brise caressa mon visage. Chase eut une expression très douce, teintée de tristesse.

Moi, j'aimerai bien savoir d'où je viens, il murmura. Comme pour nous tous, en cette époque, déracinés, jetés par les tempêtes. Russe ou Norman, ou Suédois, ou Anglais, ou Américain. Les Chase ont été partout. Tu vois, tu vis chez les Slaves à présent, et pourtant tu y es bien plus à ta place que moi-même. Je suis un voyageur.

– Nous le sommes tous un peu, non ?

– Tu ne peux pas vraiment savoir. Tu es un magicien de terre. Où que tu sois, tu parviens toujours à prendre racine. Tu bouges sans arrêt, mais tu prends racine.

C'était étrange qu'on me dise a, quand j'avais grandi dans des villes différentes, et ensuite longtemps erré, puis échoué dans ce morceau oublié d'Europe. Mon enfance n'avait été d'abord qu'une longue prison, puis une traque. Peut-être que Paris était ce carrefour lui aussi, une piste d'atterrissage. Grecs, Arméniens, Juifs errants, cohortes d'apatrides et Tziganes, des valises aux odeurs d'exil, des mémoires de massacres et pogroms. Paris ma rouge et noire. Quelque chose me pina le cur. J'y rentrerai un jour, je me promis à moi-même. Un jour, pas maintenant.

Pour oublier je lui confiais un souci, gardé dans un autre coin de ma tête :

Chez les Egyptiens, l'ordre divin est préétabli, et l'ordre ici-bas doit le refléter. Toute la philosophie antique consiste à trouver son lieu propre, sa place dans l'univers. C'est une vieille conception, où chacun a une place qui lui est pré attribuée. Il faut devenir soi-même, accomplir son destin. C'est plutt rassurant quelque part, de savoir qu'une place nous attend.

J'ai soupiré en étirant mes membres.

Mais a, c'était ce qu'ils pensaient alors. Si a ne fonctionne plus ? S'il n'y a pas de place, pas de destin, juste des sommes d'actes ?

– Autrement dit ?

– Autrement dit, nous n'avons pas de place, pas d'identité, juste des signes fluctuants et des désirs qui passent. L'avenir est incertain.

– L'avenir c'est le meurtre, murmura Chase. Sinon, les angoisses existentielles, a va ?

– a ne me fait pas peur. Sans cet incertain, cet indéterminé salutaire, tout est également insupportable. Parce que la place qu'on m'assigne n'est pas exactement celle à laquelle j'aspire.

Je soupirai, rassemblai mes pensées :

En fait, ce qui m'ennuie ce n'est pas notre philosophie moderne, c'est comment elle contredit les lois régissant la Maison de Vie.

Je remuai gêné, puis laissai échapper le doute qui me rongeait de l'intérieur :

Comment peut-on pratiquer de la magie obéissant à des codes moraux datant qu'il y a deux millénaires ? Comment la contradiction entre notre représentation du monde et celle qu'implique les lois magiques ne la court-circuite pas de l'intérieur ? Enfin, a, tout le monde s'en rend compte. Certains disent que nous ne serons jamais puissants tant que restera vide le trne dans le Hall des ges. Mais qui voudrait voir le retour à l'ordre ancien, le retour de Pharaon ? Nous sommes peu à le vouloir vraiment... Est-ce que je veux d'un pharaon ? Non, non, bien sr que non ! Un pharaon c'est bon pour les Egyptiens ! On a inventé la démocratie, non ?

Mais le pharaon, ce n'est pas ce qu'il y a de pire encore, regarde le Chef Lecteur. On choisit juste le magicien le plus puissant au monde. Autrement dit, on est resté bloqués sur la loi du plus fort. C'est du délire.

Chase avait toujours été une oreille attentive à mes divagations, comme je l'étais aux siennes. Il se mit à rire.

Pourquoi tu ris ?

– Parce que tu poses les bonnes questions.

Il se redressa dans l'herbe, alluma une cigarette et m'en proposa une. Puis repris avec une pointe d'angoisse :

Nous sommes en décalage avec nos antiquités et nos vieux dieux. Nous avons l'air jeune mais sommes des cadavres de vieux mondes. Nos religions sont mortes il y a des millénaires, et nous pourchassons des ombres. Alors à quoi bon tout cela ?

– La mémoire.

De tout ce que j'avais appris ces dernières années, c'était le plus important je crois.

Nous gardons le souvenir des époques passées, je résumai. C'est là notre puissance, et notre raison d'être.

– Alors nous sommes devenus les ombres.

– En fait…

La magie de la terre repose dessus. Il n'est pas question de l'isoler ou de la réduire. La mémoire est dans la terre. Tu as déjà choisi ta voie. Comme élémentaliste, tu grandiras dans ton territoire, tu t'en nourriras et la terre te nourrira en retour. Vois-tu, certains éléments sont libres et légers comme l'air. Ils passent et agissent vite et ont tous leur fonction propre. Mais rien n'est dur, rien n'est lourd comme la terre. Elle ne passe pas. Elle ne plie pas. Elle demeure et absorbe. Elle est mauvaise comme nous, et emplie d'amertume et d'ossements.

Ce dont j'ai peur, c'est qu'à force de trop de mémoire, nous soyons exactement la cause du malheur du monde. Connaitre l'histoire n'empêche jamais les choses de recommencer. Alors peut-être qu'en perdant la mémoire, on oublierait du moins nos torts les uns envers les autres. Mais notre maison est pavée de rancunes.

– Tu sais que tu es trop intelligent pour ton propre bien ?

Ils me l'avaient dit, moins joliment bien sr. Je me rappelais de chaque mot, chaque insulte. Peut-être, c'était trop. Je ne veux pas être magicien, j'ai pensé. C'est trop dur. Mais ce n'était qu'une pensée parasite, une petite bête de trop comme j'en avais parfois et que je chassai. Car en fait si, je le voulais, j'en voulais même davantage.

Husserl n'est probablement pas à mélanger avec votre magie. C'est un assemblage dangereux.

– Pourquoi Husserl ?

– Sa réduction phénoménologique je veux dire. Je trouve que tu as tendance à l'appliquer à ta religion, (parce que votre magie reste bien une religion) : les signes magiques ne sont plus qu'un ensemble de phénomènes que tu observes de l'extérieur. Le sujet transcendantal leur redonne une cohésion. Dans ton schéma l'homme se substitue à Dieu, l'évidence de son expérience première est le miracle en soit, la seule garantie néecessaire du monde.

– Je n'ai jamais dit a.

– Mais tu réfléchis avec ce paradigme, ce qui est tout aussi dangereux.

– Tu me parles de danger Chase ? Toi ?

– Penser est dangereux. Plus que quiconque tu devrais le savoir.

– Ce sont juste des pensées en l'air. Je n'en ferai sans doute jamais rien.

– Et pourtant tu n'es pas le seul à les avoir eues. Sinon, comment auriez-vous pu choisir de vous couper des dieux ?

– Les dieux sont des puissances naturelles, pas des objets de vénération. Tu vois, je me suis longtemps demandé comment Orsini… Si les rumeurs sont vrai, qu'il aurait accédé à un peu de magie celte, comment fait-il marcher toutes ces puissances hétérogènes ensemble ? Mais en fait, si on réduit phénoménologiquement tous les systèmes religieux ou magiques, on devrait pouvoir passer de l'un à l'autre…

– Passer de l'un à l'autre est déjà possible. a se fait. Pas souvent, mais a se fait…

– Sous le mode de l'analogie uniquement ! Généralement on cherche juste les points communs entre les mythologies, on s'appuie sur des fonctionnements symboliques semblables : des dieux assimilés, des même schémas tripartites : les Trois Grands et Triglav, les serpents…

– La magie élémentale fait a aussi.

– Non, justement non ! Pas de la même manière.

Je me redressai, incapable de dissimuler mon excitation.

La magie élémentale est celle qui s'appuie le moins sur les éléments culturels : la mythologie, l'écriture, les symboles… C'est pour a qu'on la qualifie de simple. Et pour cette raison aussi, toutes les magies élémentales, quelle que soit la culture initiale, tendent à se ressembler : elles retournent à l'essentiel. Il est probablement très aisé de passer de l'une à l'autre. En Russie, les sorciers élémentalistes Egyptiens et Slaves travaillent ensemble depuis des siècles !

La différence est qu'ils n'essayent pas en permanence de trouver des liens, des points communs sur lesquels se baser entre deux systèmes distincts. Ils travaillent d'emblée sur le même plan, au sein d'un univers commun, parce que naturel et concret, objectif donc.

Maintenant, imagine qu'avec la réduction phénoménologique on puisse mettre l'ensemble des signes culturels sur le même plan. Il faudrait déconstruire l'ensemble des systèmes et traiter tous les éléments comme un tout. Bien sr ce serait plus simple de commencer avec des échelons intermédiaires, comme de travailler avec juste les systèmes indo-européens, ou avec l'Egypte, et les paganismes du Levant…

– C'est de la théorie tout a, maintenant il faudrait voir le tout en pratique…

– Je ne suis pas sr... Pas maintenant en tout cas, pas avec la Convergence, avec des gens comme Orsini dans les parages. Mieux vaut que a reste de la théorie.

– Pourquoi penser tout a si c'est juste pour écrire un parchemin et l'oublier dans une bibliothèque ?

Je ne répondis pas.

Orsini te ressemble, tu sais ?

Jamais !

– C'est un beau parleur. Il est curieux, ouvert. Il aime les mots lui aussi, il aime mélanger les idées. Nous vivons une drle d'époque tout de même : tant d'hommes admirables. Tant d'hommes courageux, brillants, pleins de bonne volonté. Pourquoi n'arrivons-nous jamais à rien alors ?

– Qui te dit que ce sont les hommes d'exceptions qui font le bien ? S'il suffisait de trouver le plus qualifié et de le mettre au pouvoir pour que les choses aillent mieux, a se saurait !

– Alice a raison, soupira soudain Milo. Quand vous êtes ensemble, vous êtes insupportables.

Nous l'avions complètement oublié. Nous tournmes nos deux têtes vers lui.

Vous ne pouvez pas vous empêcher de vous prendre la tête en permanence dès que vous êtes ensemble !

– On ne se prend pas la tête, on discute, protesta Arthur.

Je roulai mes yeux, agacé, puis ajoutai :

C'est quand même vachement symptomatique que dès que l'on se pose des questions on est accusé de se prendre la tête.

– Le Franais je peux comprendre, les magiciens sont tous comme a, ils vivent trop dans les livres. Mais toi Chase ?

– L'amour du savoir est universel voyons.

– Je vais aller préparer la barque.

Chase fit la grimace en le regardant s'éloigner et s'alluma une autre cigarette.

Ce n'est pas parce que je suis un Slave que je ne pense pas ! Il rouspéta. C'est comme ceux qui disent que la philosophie russe n'existe pas !

Je connaissais l'histoire, j'avais déjà eu accès au livre des plaintes à ce sujet :

C'est juste que vous n'avez pas vraiment de partage des genres, c'est a ?

– Oui, nos écrivains sont philosophes. C'est un truc d'Européen de l'Ouest de séparer la pensée de l'art, quelle idiotie ! Homère est-il moins philosophe parce qu'il était poète ? C'est facile de justifier que toutes les civilisations occidentales n'ont pas de pensées, plutt que de remettre en cause la forme qu'on utilise !

Il fuma, toujours furieux. Milo avait touché une corde sensible. Il y avait probablement là quelque chose d'autre qu'il ne disait pas. Je laissai tomber et changeai de sujet.

Arthur, pourquoi Hannibal s'intéresse-t-il à Champollion ?

– Pourquoi me le demandes-tu ?

– Ne te fous pas de moi ! Vous êtes tous là à me tanner de questions.

Il ne répondit pas, mais son regard se durcit, ce qui était mauvais signe.

Vous vous connaissez.

Il ne nia pas.

Tu fréquentes Jelila Kane aussi. Intimement.

– Comment sais-tu que…

– J'ai mes sources.

– Alice.

Il eut un sourire coupable.

Elle lit toujours aussi bien dans les gens celle-là...

– C'est une drle de collusion que vous avez là. Qu'est-ce que vous cherchez ?

– Tu te méfie ?

– Tu l'as dit toi-même : penser est dangereux.

– Tu pourrais nous rejoindre. Mais tu ne le feras pas. Tu as toujours été comme a : au bord d'un précipice, pressé de prendre ton envol, mais terrifié par toi-même.

Il poussa un soupir en regardant le ciel. Une sourde angoisse grandissait en moi, pas tant lié à ses reproches qu'à cet usuel pressentiment. Chase repris, presque pour lui-même :

Tiens, voici une autre histoire. Ecoute là bien, tu reconnaitras des choses sans doute : Il y avait Zme, tantt dragon aux mille têtes ou serpent sanguinaire. Svarog, le dieu soleil mena contre lui un terrible combat et l'anéantit de son feu divin. Il sépara ensuite le monde des morts Nav, de celui des vivants, Jav, et institua Prav, l'ordre divin, qui les distingue tous deux.

Fondamentalement, l'ordre est répartition, distinction au sein de l'indifférencié. Et sans lui nous ne sommes rien, car avant il n'y avait ni mort, ni vie, juste la soupe bouillonnante du chaos. (Et nous n'aurions pas eu de fleurs sans la foudre du ciel). Il y a une chose que nous avons en commun : la lutte contre le chaos. Zme ou Apep, la barbarie est toujours là, affleurant, prête à resurgir.

Champollion voulait faire de la lumière dans l'ombre lui aussi. C'est une bien joli chose de chercher les lumières. Tu ne devrais pas tant le fuir. Tu vois, lui ressemble, lui aussi aimait bien les questions de ce genre.

– Le monde ne mérite pas de partir en fumée pour assouvir ma curiosité.

– C'est pour cela que tu as peur du feu ?

– Je n'ai pas peur du feu, j'ai aussitt protesté.

– Oh si, il se moqua. Tu as peur du feu, des tunnels et crevasses, et du son des sifflets, et parfois des fanfares et des cuivres aussi. C'est pour a que tu n'arrives pas à le maitriser cet élément.

– Peu importe. Giacomo maitrise le feu. Milo aussi d'ailleurs. Et mon amie Justine et Assia, en France, également.

– Tu ne pourras pas toujours compter sur les autres tu sais.

Il laissa passer un temps avant d'insister :

Alors, pourquoi ?

Je caressai du regard ma cicatrice sur la paume.

Ca va te paraitre débile... On m'a brulé ma main quand j'étais petit, pour pas que je fasse de magie, alors…. J'ai peur de brler vif.

– On a tous des phobies stupides, il soupira. J'avoue que tu les collectionnes cependant.

Il lana son mégot, et quand il reprit la parole, sa voix se teinta de reproche.

Tu es brillant, ce que tu m'as expliqué tout à l'heure est brillant. Mais tu es un trouillard.

– Tu peux parler ! Vous avez tous peur, et vous ruez dans les brancards. Et je serais le lche ? Vous construisez une arme n'est-ce pas ? Contre quoi ? La dictature ? La fin du monde ?

– Enfin, on y arrive...

– Les bombes ne sauvent pas le monde. Ou plutt, à peine sauvé, elles explosent sur les survivants.

– On tourne en rond, a ne veut plus rien dire.

Il ferma ses yeux et quand il les rouvrit il paraissait avoir pris dix années.

Je ne pense pas que tu es lche Desjardins, juste que ta position est intenable. Tu rêves comme si nous devions vivre éternellement, tu agis comme si nous pouvions mourir à tout moment. Nous agissons pour le futur, parce que nous savons que tout va mourir demain.

– Qu'en sais-tu ?

– Les présages sont en route.

– Arthur, si tu crois en la fin du monde, tu agiras de manière à ce qu'elle vienne. C'est le drame des prophéties, elles ne se réaliseraient pas si elle n'était pas prononcées. Mais à promettre le malheur, on marche à sa rencontre.

– Et à l'ignorer il disparait ?

– Je ne dis pas a. Mais rappelle-toi dipe ! Et puis, tous les moyens ne se valent pas. La fin ne les justifie pas. Je ne pense pas qu'il y ait de cause assez juste qu'elle mérite qu'on tue pour elle. Sauf peut-être…

– Peut-être ?

– Oublie.

Je me mordis la lèvre. Chase secoua la tête, comme pour changer de sujet.

Tu vois, j'étais à Memphis…

– En Egypte ?

Il rit doucement.

Non, Memphis Tennessee. Votre dieu Thoth s'y est installé.

– Thoth… Je me demande bien à quoi il pense celui-là…

Je m'interrogeai sur une chose, mais il me répondit par une autre :

C'est un dieu qui a joué l'humanité contre les siens. Comme Prométhée, ou Dionysos ! A se demander si on le mérite parfois.

Le ciel était d'un bleu cyan déjà, violent et sombre, promettant une nuit noire, la plus longue de l'année.

Souvent il me semble que les dieux croient plus en nous que nous ne croyons en nous-mêmes. En quoi crois-tu Desjardins, si tu ne veux pas de dieu ? Peux-tu croire en l'homme ?

– Encore moins. J'aimerais, je veux dire, j'aime bien l'idée que nous pourrions être une humanité libre, au-dessus de toute divinité. Mais à vrai dire, j'ai vu trop d'abattoirs déjà.

Nous avons écouté un nouveau morceau de flute sauvage dans les herbes hautes.

J'aimerais croire de nouveau aux monstres surtout, j'ajoutai. J'aimerais savoir que tous ces monstres d'adolescences sont ce qu'il y aura de pire. Mais même les héros atteignent l'ge adulte. Et les magiciens sont pires encore.

– Pourquoi ?

– Parce que l'ge abme. Nous sommes jeunes quelques années, et puis nous sommes indifférents ou bien amers. Comment garder sa naveté, c'est ce que j'aimerai savoir…

– Tu verras cette nuit. Les peuples anciens croyaient qu'on pouvait toujours recommencer, et sa vie aussi. Que l'émerveillement renaitrait à chaque nouveau solstice. Que le monde pouvait rajeunir éternellement. Ce sont vos mythes aussi. Il n'y a pas que du passé dans nos mythes, il y a une promesse aussi.

J'ai pensé au mythe d'Osiris, je me suis demandé si on pouvait encore renaitre. Je me suis souvenu que même les dieux vieillissent, que la barque solaire s'était échouée quelque part dans un recoin de Duat.

Pourquoi as-tu fait a Champollion ? Qu'avais-tu donc besoin de faire parler les morts ? Ne pouvais-tu pas les laisser dormir au fond de leurs tombeaux, laisser le sceau du silence sur la bouche du désert ?

S'il est vrai qu'il fut un moment où nous étions jeune, où c'était encore possible de croire, qu'en avons-nous fait ? Plus je sens la terre, et plus je la sens vieille. Il y a tant de mort dans nos sols que nous n'avons presque plus de place pour nos propres tombes. Alors comment vivrons-nous donc dans ces jardins d'ossements ?

Le soleil a fui, pour vous aussi, murmure Chase. Il n'est plus dans votre continent, bientt il ne sera plus même dans le mien. C'est presque l'hiver.

Tout le monde attend la fin du monde disait Alice.

Je vais te faire un cadeau. Je vais te montrer ce qu'est le soleil d'hiver, le soleil absent. Suivi du soleil jeune, naf et vigoureux. Un jour a te sera utile.

Il me le promit.

Ce sera mon cadeau d'adieu.

– Pourquoi parler d'adieu ?

Il y eut un grand silence. Nous restmes allongés, dans la contemplation du ciel lourd.

Tu sais, depuis le grand crash de la bourse de New York, je ne suis plus sr de vouloir vivre dans le monde à venir. Quand les marchés ont déraillé, le monde a sauté avec eux. Il va nous falloir beaucoup de courage.

La barque est prête. Revint Milo.

La fin du jour était rouge aussi, de ce soleil plombé et malade. Il ne restait plus qu'une heure.

Souvenirs de la Belle Epoque à nouveau. Ils sont déjà si loin, si peu réels, qu'il me semble les avoir rêvés. Je suis jeune, à Paris. J'entre dans la vaste bibliothèque déserte, sur la Montagne Sainte Geneviève. Un homme y est assis derrière une pile de livre et me salue.

Félicitations pour tes résultats au concours. Bien sr, le seul examen qu'il te faut réussir est encore devant toi.

Il me lance un morceau de papier. Dessus il y a un dessin de ce style que je connais bien.

Tu sais qui je suis ?

L'homme a des yeux de lunes, gris et blancs, et qui tournent sans cesse.

Tu as devant toi des années difficiles. J'espère que tu t'en sortiras.

Je ne dis rien, le soupon m'envahit. J'ai envie de répondre mais je ne suis pas sr. Je ne suis même pas sr de savoir si je veux cette confirmation de mes doutes, ou si j'aurais préféré une lente désillusion.

Tu diras à Iskandar quand tu le verras, dis-lui : c'est là le dernier siècle.

– A qui ?

Il n'ajoute rien, mais se regarde à travers la fenêtre. Il se retourne une dernière fois, puis me lance avec un demi-sourire :

Je te souhaite fortune et chance dans les guerres à venir.

Il a des yeux gris de Lune, un peu comme Chase. Je n'avais jamais pensé que Chase avait les mêmes yeux que le dieu du savoir.

J'aurais aimé savoir que je lui disais alors adieu. Les demi-dieux sont de la rosée, ils ne vivent qu'un instant.

Arthur Chase est tombé du ciel une nuit de janvier. J'en ai rêvé, de son dirigeable en feu qui tourne dans les airs comme une paille brulante. J'ai rêvé des nuits pleines du mouvement de l'épi rouge dans le ciel blanc et triste. Les dieux jaloux de l'orage l'ont jeté au sol ; je n'ai jamais su lesquels. Le choc a ébranlé la terre, la nacelle fumante s'est perdue dans un ouragan de toile enflammée alors que couraient les gens sur le tarmac. Il s'est décroché du ciel avec la violence d'une météorite et tout ce qui reste de lui ne sont que de fines lignes d'écritures variées sur un papier très fin dans une maison vide. a, et quelques taches d'encres semées au hasard dans les bibliothèques du monde.