Prologue

L'attaque du gymnase

— Il a toujours été comme ?a. ?nergique, créatif, intelligent. Toujours besoin de se faire remarquer. Il faut dire qu'à la maison, il faut faire face à cinq forte têtes !

?videmment. Il s'en était douté dès l'instant où ils avaient tous les deux déboulé à l'intérieur de son bureau. Ce grand type tatoué des pieds à la tête, qui roulait ses biceps d'adepte de la gonflette du dimanche, avec ses francs sourires et ses poignées de main honnêtes. Cette perche aimable plus percée qu'une passoire, attifée de toutes sortes de tissus raffinés, sélectionnés avec un go?t soigneux dans une collection de couleurs bariolées. Il connaissait l'espèce. Doucereusement insupportables.

?coutez, votre gosse est un cancre. On n'allait pas très loin avec ce genre de répartie. Mais il était ardu de réprimer ces pensées. Sur le moment, on se disait que ?a aidait à tenir. Puis rétrospectivement, on comprenait que ces fantasmes revenaient à noyer une flamme dans un spiritueux. Mieux valait étouffer ces rêveries dans l'?uf. Ne pas penser à leurs têtes consternées.

— Des qualités mises en avant par son prof d'arts plastiques, et appréciées du corps professoral. Mais votre fils s'adapte mal à la vie en collège. Il a ses forces et ses faiblesses, ses atouts et ses manques. Je compte sur votre concours pour l'aider à apprendre la rigueur, et la concentration, et le respect, la discipline. Car bient?t, il sera trop tard.

Non mais quelle perte de temps… selon toute vraisemblance, c'était déjà trop tard. Et c'était pas ce duo de bobos qui allait redresser la barre ! Pour des parents d'élève, ils étaient complaisants. Raisonnables, respectueux, à l'écoute et confiants. Ils défendraient leur m?me, pour ne pas perdre la face, mais tant qu'il ne piétinerait pas leur sensibilité ils se rendraient somme toute très rapidement, se rendraient à tous ses conseils et partiraient avec beaucoup de promesses et peu de résultats. On ne change pas les gens d'un claquement de doigts. Et ces gens-là étaient souples comme des roseaux, mais têtus comme des chênes. Leur marmot, tout pareil. Les chiens ne pondent pas des chacals.

Jean-Pierre Delmas ravala un soupir. Pourquoi faisait-il ?a, déjà ? Ah, oui. Conscience professionnelle. Une affaire d'apparences, vraiment.


Suzanne Hertz adorait les enfants. Elle bénéficiait aussi d'une longue expérience dans la carrière d'éducatrice. C'est pourquoi elle aimait avec une main de fer. Cela valait mieux pour tout le monde. Maintenir l'ordre et le pouvoir, c'était se protéger mentalement, et surtout, les protéger mentalement. Intellectuellement. Les plantes ne poussent pas droit sur un tuteur en mousse.

— Confisqué, asséna-t-elle en adjoignant le geste à la parole, se saisissant du cellulaire de l'élève impudent.

Ulrich Stern notait beaucoup de choses par sms ces temps derniers, mais probablement pas ses cours. Ce qu'il faisait, à qui il écrivait, elle n'en avait cure. Il n'était pas une cause perdue, mais il faisait partie de ces queues de peloton bancales qu'il faut garder à l'?il en permanence, de peur de les voir basculer. Au moins, si il tombait, elle n'aurait pas à se reprocher d'avoir fait preuve de négligence. Son r?le était de lui donner une chance, pas de lui donner le sein.

— Mais madaaame…

— Mais madaaame, imita-t-elle parfaitement, lui renvoyant en pleine figure le ridicule de son argumentaire.

Quelque peu humiliant pour l'enfant, mais difficile de résister à la tentation quand ils partaient sur un ton pareil. Au moins, ?a avait le mérite de leur fermer le clapet.

— Vous êtes en cours, ajouta-t-elle d'un ton plus sec, histoire d'arrondir les angles. Ce n'est pas le moment d'envoyer un roman à votre petite-amie.

Le jeune gar?on se dégonfla d'un coup comme un soldat au front, marmonnant dans ses joues un accord de principe légèrement boudeur. Surprenant de sa part, est-ce qu'elle avait touché une corde sensible ? Bien, qu'importe. Assez de temps passé à jouer au flic.

— Et donc, combien de moles par litre ? Oui, Jérémie ?

En temps normal, elle aurait ignoré l'évident Jérémie. Mais il fallait relancer la machine, et une pièce bien huilée est toujours un atout dans ces cas. Enfin, en termes de participation, rien ne vaut la victime arbitraire pour raviver l'attention d'une foule. Ou semi-arbitraire.

Avant que l'adjoint collabo ait eu le temps de répondre, un autre téléphone sonna. Suzanne décrocha dans la seconde, espérant de tout c?ur que ce serait Pablo.


Au milieu du chaos, la cervelle de Jim Moralès tournait à plein régime. L'alerte était donnée, en tous cas c'était le plus urgent. Maintenant, qu'est-ce que c'était que ce bazar qu'il avait sous les yeux ? Difficile d'y voir clair, avec toute cette fumée qui lui piquait les yeux, et le nez, et la gorge aussi. Et puis c'était le chaos. Les élèves s'étaient essaimés à travers le gymnase, s'époumonant dans tous les sens. La plupart essayaient d'enfoncer l'accès principal à mains nues, mais certains petits malins toussaient sur les poignées des portes de secours coincées. Cinq ou six déficients en jugeote avaient cherché refuge dans les vestiaires ou les toilettes, tandis que deux-trois autres s'échinaient à placer un lourd cheval d'ar?ons contre un mur, en-dessous des fenêtres, pour construire une espèce d'escalier de fortune vers la liberté. L'un dans l'autre, un beau bordel. Et tout cela pendant les dix secondes qu'il lui avait fallu pour prévenir l'extérieur qu'un incendie ravageait le gymnase ?

— Oh, les enfants, reprenez votre sang-froid ! C'est pas en devenant une bande de têtes br?lées que vous vous retrouverez en sécurité ! V'nez donc par là écouter les consignes ! Ishiyama, Leduc, sortez-moi de ce trou à rat. Maillard et M'Bala vous me posez ?a par terre. Burrel, si la porte est bloquée, c'est pas avec tes gros bras en cure-dents que tu l'enfonceras. Allez, venez ! Kof, kof… Comme Priscilla, le ventre à terre, tous ! Et respirez à travers vos T-shirts… sinon c'est la fumée qui vous tuera. Capiche ?

Ceci dit, il bondit vers un coin qu'aucun de ses élèves, avec leurs beaux cerveau, n'avait songé à explorer. Juste derrière le bac avec les balles, et le filet de badminton, collé contre la pile de tatamis, il y avait l'extincteur… coup de chance, il était accessible, contrairement à celui qui se trouvait derrière les tables de ping-pong, en plein c?ur du brasier. Hé, les normes de sécurité, toujours les respecter, c'est à ?a que ?a sert ! Une fois que ?a serait fini, il faudrait sérieusement qu'il demande à Delmas qui était responsable du gymnase, pour lui montrer de quel bois il lui chauffait les oreilles…

? peine avait-il extirpé l'extincteur du fatras que ce dernier prit feu. La fumée faisait ?a, s?rement. En moins de deux minutes, le gymnase s'était transformé en four. Nom d'un chameau à deux bosses, il baignait dans son jus ! La température montait, et elle montait vite… trop vite pour que l'extincteur serve à autre chose qu'à gagner du temps.

Jim arracha la goupille, se mit en position et s'en prit à l'incendie en visant le foyer. Les portes fermées, pas d'issue de secours, une vingtaine de m?mes au milieu de la pièce… Il passa en revue les différentes solutions que les gamins s'étaient mis à explorer. Y avait-il une chose dans cette salle qui pourrait leur servir de bélier pour les portes bloquées ? L'extincteur dans ses mains ? trop petit. Et le cheval d'ar?ons était trop lourd. Les fenêtres surélevées étaient un bon pari, mais il faudrait d'abord briser les vitres ; les supports du filet étaient un bon moyen de faire cela ; mais l'afflux d'oxygène risquait de raviver le feu. Jim décida qu'il tenterait le coup. Il faudrait faire vite.

Jusque-là, ils étaient coincés.


Gustave Chardin quitta sa classe sans aucune forme de cérémonie. Pas même une consigne de précaution pour éviter qu'ils se mettent à faire du chahut, ou à quitter leur salle, ou au contraire pour qu'ils n'y restent pas si le feu arrivait jusqu'à eux. En chemin, il composa rapidement le 18, informa les pompiers de la situation. Enfin, d'une partie de la situation. En trois phrases, il avait raccroché. Deux volées de marches et un couloir plus loin, il passait devant une Nicole médusée et faisait irruption chez Delmas.

— Incendie au gymnase ! Jean-Pierre, Suzanne est déjà…

Il s'interrompit en remarquant les interlocuteurs du directeur. Parents d'élève… duquel, il n'en avait aucune idée. Peu importe.

— Jim est à l'intérieur, il a les troisième. J'ai prévenu les pompiers.

— Avec Suzanne. Je vais sur place immédiatement.

— Entendu.

Gustave se doutait que Jean-Pierre dirait cela, évidemment. ?a lui ressemblait bien, c'était l'issue la plus logique. Il fon?a droit vers le parking où la prof de sciences naturelles démarrait sa petite Clio.

— ?a faisait, quoi, cinq ans qu'on n'avait pas procédé à un exercice incendie ? demanda-t-il d'un ton enjoué en s'installant, histoire de faire la conversation.

Suzanne cala et mordit un juron sec. Ho, elle était en forme !

— ? ton avis, qu'est-ce qui nous attend là-bas ?

L'accélération lui jeta le front sur le tableau de bord, le projeta contre la portière, le colla à son siège avant qu'il ait bouclé sa ceinture. Ho ho, Suzanne avait toujours tellement de répondant !

— Qui dit feu dit volcan. Je parie sur le territoire magmatique. Avec les Moustiks.

— Oh, pour l'amour de !… Gustave, ?a t'arrive d'être sérieux ?

— Quand je parie ? Toujours. Deux points sur le prochain contr?le d'Ana?s Fiquet que j'ai raison.

Chardin et Hertz serrèrent les dents quand le pare-choc de Suzanne poussa les battants de la porte de l'école sans autres formalités.

— Deux points que tu ne me laisses pas conduire en paix. On en reparle une fois à l'usine ?

— Ha ! Pas question, tricheuse !

— Territoire des rivières. Et des Bouboules. J'ai gagné mon pari.

— Illusion de triomphe, pour peu que je remporte le mien !

De toute fa?on, ce n'était pas comme si Suzanne allait vraiment enlever des points à une élève sans aucune justification… si ? Il coula un coup d'?il méfiant vers la petite dame sèche qui, au volant de sa toute petite voiture, fendait les rues embouteillées en croquant au besoin les trottoirs et les couloirs de bus. Elle était souvent pince-sans-rire, mais tout de même, ce n'était pas son genre…


En hauteur et au niveau du sol, les fenêtres de l'usine, teintées par le temps et les intempéries, laissaient filtrer quelques rais de sépia obliques dans la poussière de pl?tre en suspension. Le béton étouffait à sa fa?on les pas et les rumeurs de ceux qui descendaient en ces lieux oubliés. D'en bas, on aurait dit que les échos se claquaient aux murs, s'amplifiaient, se multipliaient dans une cacophonie réverbérée. Mais du dehors, les murs opaques de cette caisse de résonance formaient comme un cercueil autour de ce secret.

Gustave n'avait pas renoncé à faire marcher sa langue. Ma foi, c'était le grand défaut des enseignants, et Suzanne – qui ne s'en pensait pas elle-même exempte – s'accommodait mieux qu'il n'y paraissait de cet état de fait. On ne passe pas dix-huit heures par semaine seul au milieu des hordes à peine humaines sans avoir à la base un grain, et avec les années le gain éclos se développe et vous rogne l'esprit comme des mites dans la farine. Elle le laissait déblatérer, donnait le change et des monosyllabes. Un autre jour, elle serait d'humeur.

— Alors, comment cela avance ?

Avan?ait quoi ? Elle rembobina les mots que son cerveau avait stockés pendant qu'elle n'écoutait pas. Ah, le bougre. Il avait dérivé sur cela. Elle se morigéna pour son inattention : elle se trouvait maintenant sur un terrain sensible, et à peu près aussi distraite qu'un élève amoureux.

Elle y alla au pur talent.

— Pas trop bien en ce moment. Je me suis attaquée à la matrice cognitive. C'est un sacré morceau. Je désespère un peu de faire rentrer tout ?a dans le volume du scanner, sans parler d'une bo?te cr?nienne.

Du bel art que ce morceau de babillage – pour une impro au pied levé du moins. Quelle ironie que cela passe complètement par-dessus le scalp plat de cet olibrius.

— Tu veux dire que le projet…

— Oh nous n'en sommes pas là, Gus ! Non, ajouta-t-elle pendant qu'il composait le digicode qui – fort discrètement – faisait coulisser la plaque de métal masquant les accès aux niveaux inférieurs quand le monte-charge était hissé au niveau de la rampe du rez-de chaussée, au-dessus de leurs têtes. C'est un casse-tête, et une question de temps, mais ce n'est pas le premier, et sans doute pas le dernier. Je reste convaincue que nous pourrons atteindre notre objectif.

— Bien, bien. Quoique, je dois l'admettre, je regretterai toujours qu'on ne puisse pas matérialiser le reste aussi.

— Nous en avons déjà parlé, Gustave. Le jeu vaut la chandelle. Pas un copeau de cire.

— Certes, certes.

L'idiot se tut enfin. Suzanne s'autorisa un bref moment d'attendrissement. Chardin n'avait pas fait mystère, lors des débats, de son point de vue sur le monde virtuel et la merveille qu'il représentait pour lui – tout aussi digne des sacrifices qu'ils faisaient tous que la gamine.

Ils pénétrèrent ensemble dans le sanctuaire, le saint des saints, c?ur de tous les secrets. Ce fut Suzanne qui s'assit au pupitre. Le pauvre prof d'arts plastiques n'était pas un balourd, mais dans le groupe c'était elle qui ma?trisait le mieux la bête. Ou plus exactement, c'était elle qui était le moins mal à l'aise. Le Superordinateur était encore un dr?le de monstre, parfois complètement alien même au bout plusieurs années d'une fréquentation pour le moins assidue. C'était une perpétuelle le?on d'humilité pour son entendement. Parfois, Suzanne se demandait si elle n'essayait pas de capturer une ombre avec une bo?te d'allumettes.

— Alors ? persifla-t-il à son oreille.

— Souterrains. On dirait bien que nous faisons match nul.

— N'oublie pas la deuxième manche ! fit-il pendant que l'ascenseur se refermait. Bouboules contre Moustiks. Vu le terrain, je dirais que je pars favo –

— Ouais, c'est ?a, bon voyage, soupira-t-elle dans la salle tout à coup muette.

Le bourdonnement de fond, le rugissement du préchauffage des scanners, l'assourdissant silence d'outre-tombe de ce bout d'?le bétonné. Heureusement, elle n'était pas du genre claustrophobe.

La silhouette pixelisée de son collègue ne tarda pas à appara?tre sur le moniteur. Livré à lui-même, Chardin était quelqu'un de bien : sans chichis, droit au but, décemment, il se pla?a en position comme un parfait petit soldat. Par l'interphone, elle annon?a les différentes étapes du protocole.

— Fermeture du scanner… Très bien, check. Scanner… check. Transfert dans trois, deux, un… transfert.

Solitude à nouveau. Elle sélectionna une position pour le spawn de Gustave, vérifia les alentours immédiats et la présence d'unités ennemies. Pour le moment, rien à signaler.

— Droit devant toi, deuxième à droite, et tu atteins la cible. Silence radio, je vérifie l'itinéraire jusqu'à la Tour.

— OK, compris, répondit-il, taquin.

Du bout de la langue, elle décolla de son palais un long bruit de succion et passa à autre chose.


Suzanne était du genre à s'extasier sur cette partie du territoire souterrain. Pas Chardin. ?a manquait de couleurs rigolotes, de moisissures luminescentes et de cristaux brillants. En tant que prof enseignant des bases de la géologie, Suzanne s'extasiait devant des roches métamorphiques ou magmatiques, remarquait des failles dans les formations sédimentaires, ou perchait des discours sur les stalagmites, qu'importe qu'elle fussent toutes d'un gris-brun ennuyeux. Non, ces tunnels-là n'étaient pas au go?t de Gustave. Deuxième intersection ; il vira de bord.

Il arriva dans une caverne large et presque haute de plafond : il pouvait s'y tenir debout sans se pencher. Il scruta les ténèbres attentivement mais sans succès puis avisa un éboulis dans un coin ; il s'approcha et appela.

— Maya ?

Une forme d'enfant timide émergea de derrière les rochers. Elle sourit en le reconnaissant.

— C'est toi, Monsieur Gustave ? Je me doutais que vous viendriez bient?t.

— Pas de Monsieur pour moi, gamine. Enfin, au moins, tu me tutoies, c'est bien. Suzanne, quel est le plan ?

? Pas s?r que le détour vaille la chandelle… trois Poux et une Brik sur le chemin le plus rapide, plus une Brik à chaque accès de la caverne de la Tour, c'est un peu rude pour un seul avatar. Dix minutes de plus pour éviter le premier groupe, c'est la mort si Jim s'est planté ; surtout, les monstres auront le temps de se repositionner, ?a en fait six d'un coup au lieu de quatre puis deux, voire un si tu t'y prends très bien. ?

— Ok, la voie courte ce sera. Prête pour le sport, jeune fille ?

— Je pense que nous avons de bonnes chances de succès.

Et sur ce, elle se mit à courir. Gustave dut lui rappeler que tactiquement, c'était à lui de prendre les devants. L'intelligence artificielle obéit placidement.

Les interactions avec Maya manquaient toujours d'un certain naturel. Ce n'étaient pas ses oreilles pointues ou ses cheveux saumon qui trahissaient le plus son inhumanité : c'était ce caractère farouche, sage et en somme déférent. Il rappelait quelque peu à Gustave l'idée qu'il s'était faite des enfants avant de mettre les pieds dans son premier collège, un fantasme d'adulte qui aurait oublié que les enfants étaient des gens. La réalité était plus fatigante, quoique plus intéressante. L'un dans l'autre, Chardin la préférait. Au c?ur de ses convictions, en tant qu'artiste et qu'être humain, il tenait le désordre pour une chose hautement précieuse.

— Suzanne, je crois que je me suis perdu !

La voix immatérielle de sa collègue omnisciente lui répondit par un soupir pour le moins agacé. Le genre de commentaire qui en dit long sans ménager l'égo de qui en fait les frais.

— La Tour est près des jolis cristaux, à l'endroit qui te pla?t, sur une ?le au milieu d'un lac souterrain. Deuxième à gauche, troisième à droite, prendre à droite dans le tunnel qui glisse, tout droit dans la salle vo?té. Nous y serons dans cinq minutes, sans compter le combat.

Se faire dire tout ?a par une enfant, réelle ou non, ne ménageait pas plus l'égo : mais au moins, dans le cas de Maya, Gustave savait qu'elle pêchait par innocence. Il acquies?a placidement et obéit aux instructions. Le temps manquait toujours, chaque seconde était précieuse.


Certains jours, quand toute l'affaire prenait des proportions trop inquiétantes – même en prenant en compte le retour dans le temps – Jean-Pierre se prenait à douter, sinon du bien-fondé, au moins de la viabilité de toute l'opération. Il ne suffisait pas que personne ne meure : qu'on s'en approche trop, et Moralès ou même Chardin, s'ils en étaient témoins, seraient compromis. Même Hertz atteindrait ses limites. Leur pleine coopération ne tenait qu'à cette faible condition – autant dire, il s'en fallait parfois d'un cheveu.

Les flammes qui s'élevaient du gymnase s'approchaient un peu trop du cheveu en question.

— Mon fils ! Mon fils se trouve à l'intérieur ! s'écria dramatiquement Della Robbia.

Le directeur se retint à grand-peine de rouler les yeux. Quel père indigne. Il croyait que son m?me était en troisième ? Ce serait un miracle si Odd atteignait ce niveau l'an prochain ; au moins, maintenant qu'il avait vu les parents de l'enfant, il comprenait pourquoi. Les chacals n'engendrent pas des chiens.

Et le voilà qui se précipitait, comme un loup aux abois, vers la porte du gymnase. Quand même, cet imbécile ne comptait pas… mais si ! ?touffant un juron, Jean-Pierre bondit et ceintura cette espèce d'hydrocéphale. Ce ne fut pas l'envie qui lui manqua de lui ouvrir le cr?ne avec les dents pour arroser l'immeuble en feu avec le jus. Ce crétin des Carpates avait failli br?ler vif Jim, et avec lui la classe de troisième qui devait faire tout son possible pour survivre. ?a, ou ses minettes auraient fusionné avec la porte br?lante, ce qui n'aurait aidé personne, tout plaisant que ce f?t à se représenter. Il regretta un peu de lui avoir épargné ces horribles souffrances. Un simple mouvement d'humeur. Compréhensible, quand il continuait de s'efforcer de ma?triser une bêtise humaine gesticulante et incarnée.

— Monsieur Della Robbia, calmez-vous tout de suite. Laissez donc faire les professionnels du feu !

— Mon fils ! Odd ! Odd !

Un coup de coude sauvage délogea ses lunettes de son nez ; ?a lui chauffa le sang. ?a commen?ait à bien faire ! Sans plus aucune délicatesse, le proviseur plaqua le grand dadais au sol, verrouillant du genou une clé de bras bien sentie.

— Votre fils n'est pas à l'intérieur de ce gymnase !
— Laissez-moi… oh. Je vois. ?a va, alors.

Une fenêtre éclata brusquement, percée par une langue de feu et de cendres ; à l'intérieur, un ch?ur de cris aigus jaillit, comme nourri par une bouffée d'oxygène. Jean-Pierre ne pur se retenir de soupirer de soulagement. Bien. Au moins, les enfants étaient encore en vie.

Néanmoins, la situation était assez critique. Il n'aurait jamais le temps de rallier l'usine : Gustave et Suzanne étaient livrés à eux-mêmes. Quant à aider Jim, il n'avait pas la moindre idée de ce qu'il pouvait faire. En fin de compte, il se trouvait coincé dans un r?le de superviseur, pour ne pas dire d'observateur. Histoire de s'occuper les main, il composa le numéro de Mme Hertz.


Suzanne étouffa un juron. Chardin venait encore de perdre trente points de vie contre le duo de Brik, dernier rempart de Bélial pour protéger la Tour. Le moment était bien mal choisi pour papoter en illimité.

— Il va falloir qu'on règle ?a en moins de cinq minutes, je pense. Trop tard pour que je vienne. Si il faut que tu plonges, ?a sera maintenant.

? défaut d'autre chose, Jean-Pierre avait le grand mérite d'être concis. Et calme. Clair, efficace, synthétique. Elle acquies?a et raccrocha. Cinq secondes lui suffirent pour ré-évaluer une dernière fois la situation. Trente points de vie pour Chardin, cinquante pour Maya. Deux Brik à démonter, et un couple de Krustacés arrivait en renfort. Cinq minutes maximum, dont trois pour rallier le champ de bataille depuis son siège. Malheureusement, c'était tout vu.

— Gustave, j'arrive, annon?a-t-elle tout en listant les options d'une virtualisation différée. Nous avons peu de temps. Tu tiens, mais ne prends pas de risques.

— Allons, Suzanne, tu me co…

Elle ne prit pas le temps d'écouter la réponse. Elle avait vingt secondes pour rejoindre un scanner : c'était très court, et elle y arriverait à bout de souffle et de justesse. Diable, ces galipettes n'étaient plus de son ?ge !… Elle dévala l'échelle en se laissant glisser plus qu'en posant le pied sur les barreaux, et se réceptionna sans se fouler la cheville : une roulade inévitable lui malaxa le bas du dos. Le retour dans le temps avait étonnamment peu d'effet sur les rhumatisme de type psychosomatique.

Le scanner sectionna un pan de blouse e se fermant. La belle affaire. Dix secondes de vacarme et de désintégration subatomique plus tard, elle entrait dans Gnosis.

Elle courut sans perdre de temps, ses canons dégainés pour faire face à toute mauvaise rencontre. Après tout, elle plongeait à l'aveugle. Tout de même, c'était assez frustrant. Ses pistolets pouvaient tirer des lasers en mesure de fondre l'ennemi ou d'autres éléments du décor de Gnosis : en somme, sa capacité de combat égalait peu ou prou celle d'un monstre de Bélial, tout son jeu reposait sur son unique habileté. Tandis que Gustave, lui, avait avec on pouvoir fou une bien meilleure main, mais s'en servait souvent gauchement. ? Ce n'est pas si facile ?, lui disait-il toujours, comme si c'était une excuse valable. Pas si facile, mon ?il ! grogna-t-elle entre ses dents. Et il avait le toupet de le lui dire à elle, qui avait le pouvoir le moins puissant, le plus banal du groupe !

Elle arriva dans la caverne de la Tour tout juste à temps pour observer une explosion de Brik, détruite par son bin?me confus. Elle se chargea de ce dernier. Il était vrai que le pouvoir de son collègue avait cette limitation que confronté à un ennemi seul, il était totalement inutile. Et pour peu que les monstres alliés ne quittent pas leurs champs de vision respectifs, il n'était pas possible de leur faire avaler que l'un d'entre eux s'était spontanément transformé en Maya ou en avatar d'humain. Tout de même, la capacité qu'avait Chardin à tromper et manipuler les sens des unités ennemies était cruellement sous-exploitée entre le mains de ce médiocre tacticien. De chacun selon ses besoins à chacun selon ses talents, voilà ce que Suzanne aurait voulu que Gnosis donne !

— Madame Hertz, tu es venue ! fit une petite voix.

La chose sortit de derrière un rocher où elle s'était cachée. Stupidement, sans observer d'abord les alentours. Suzanne ne jura pas, elle ne la réprimanda pas pour l'avoir tutoyée ; elle se contenta de murmurer sèchement :

— Gustave ! Camoufle-la !

Un miracle se produisit : l'hurluberlu l'entendit, et agit juste à temps. Les oreilles tendues de Suzanne percevaient le vacarme des pattes des deux Krustacés qui approchaient dans le tunnel : juste au moment où elle les vit, Maya offrait elle-même l'apparence d'un Pou, courant à une vitesse suspecte jusqu'à la Tour, ignorant de plein fouet un ennemi à découvert. La prof de sciences ne laissa pas aux monstres le temps de résoudre cet étrange problème : elle empoigna ses pistolets et esquinta les pattes des ennemis. Juste assez pour les faire flancher, pas assez pour les sectionner. Gagner une seconde, peut-être deux… elle n'avait pas le temps de faire mieux. La vie de Jim en dépendait, et celle des Troisièmes, et avec elles, tout le projet Gnosis. Il faudrait espérer que cela passerait, de justesse, comme trop souvent ces temps-ci.

Elle mordit le vide quand un tir ennemi lui transper?a l'épaule. Certainement, Gnosis était une vallée de larmes et de souffrances.


Pour être chaud, ?a avait été chaud. Nom d'un petit bonhomme, ?a avait même senti le sapin ! Tout ?a lui rappelait ses deux années dans l'unité NRBC de la brigade de Paris. Heureusement, comme d'habitude, tout était bien, qui finit bien !

En ville, Jim croisa de loin Yumi Ishiyama et Christophe M'Bala, deux des élèves qui avaient vécu l'épreuve de l'incendie. Braves petits. Le gosse avait paniqué sec, surtout quand ses rastas étaient parties en torche ; la gamine avait mieux tenu le coup, après sa triste initiative consistant à s'enfermer dans les vestiaires. Ouaip, cette fois-ci, ?a avait bien senti le méchoui. Sans le retour dans le temps, ils auraient tous r?ti.

Il ne salua pas les jeunes gens, affectant de ne pas les avoir remarqués. Il n'était pas du genre à déranger les m?mes en-dehors des cours. ?trange de voir ces deux-là ensemble, d'ailleurs : il avait l'intuition que Christophe était, pour sa part, plut?t du genre à tra?ner avec des gar?ons.

Sa promenade le porta sur le bord de la Seine. L'air était frais et l'odeur saine, revigorante. Depuis la berge bétonnée, il laissa son esprit survoler l'immense masse des eaux. Le fleuve ouvrait, comme une cicatrice dans le tissu urbain, un espace où le ciel s'étendait, où la vision s'élargissait, où l'?me se libérait. Ce n'était pas que l'homme f?t impuissant à le combler : si ils l'avaient voulu, les parisiens auraient t?t fait de couvrir l'eau de ponts, d'arches, de terres-pleins au mètre carré doré, quitte à enfouir toute cette majesté dans un réseau de canalisation et d'égouts souterrains. Simplement, les gens ne voulaient pas cela. Ils voulaient respirer, ils voulaient se souvenir. Les gens ont soif d'espace, les gens ont soif de liberté. Ce filet d'eau sale porte avec lui cet inconscient.

Au-delà de l'eau, il y avait l'usine. Il y allait souvent, en-dehors des cours. Généralement à pied. Il aimait l'exercice. ?a lui laissait un temps de contemplation, une transition avant de passer dans cet autre monde qu'était Gnosis, et le complexe souterrain qui l'ench?ssait. Kadic était normal, Gnosis était secret, et entre ces deux bulles, il y avait l'extérieur, avec son ciel ouvert, ses passants anonymes, ce sentiment qu'il pourrait à tout moment bifurquer, suivre un nouvel itinéraire, aller ailleurs, dans un lieu étranger, à l'autre bout du monde. La liberté était bien s?r une illusion. Mais Jim aimait se rappeler que le monde était… hé bien, très grand.

Le pont, la nef, l'ascenseur et l'écran. Une commande pour localier l'avatar de Maya, lui proposer une communication, et un instant plus tard, une fenêtre s'ouvrait, une paupière virtuelle ; la LED bleue d'une webcam s'allumait, et ils parlaient ensemble.

— Quoi d'neuf, tête d'?uf ?

— Tête d'?uf ?

— Bah c'est une expression.

Du moins, il espérait que c'en était bien une. Il se prit à douter. Quel prof digne de ce nom enseignerait jamais la moindre erreur ou inexactitude aux petites têtes roses dont il avait la charge ? Impardonnable !

— Une expression ? C'est quoi ?

Les enfants, parait-il, demandent beaucoup pourquoi. Para?t-il, car en près d'une décennie d'enseignement, Jim n'avait jamais croisé un collégien assez curieux pour lui poser des questions sur autre chose que lui-même, ou bien à la rigueur la vie sentimentale de quelque-uns de ses collègues. Le hic, c'est que Maya n'était pas une enfant comme les autres. Elle demandait très souvent quoi avant pourquoi.

— Rien qu'une fa?on de parler, fit-il débonnairement.

? air perplexe, air perplexe et demi. Ah, oui, évidemment. Diantre, comment expliquer ?a ?

— Parfois, Maya, les gens assemblent les mots pour communiquer autre chose que ce que le pur sens des mots signifierait. C'est une mé-ta-phore, comme une espèce d'image, ou quelque chose comme ?a… cro?te de Saint-Marcellin, je m'emmêle les pinceaux. Le figuré, c'est pas mon fort ; Gustave saura t'expliquer ?a mieux que moi.

— Alors, ?a veut dire quoi, tête d'?uf ?

Voilà. C'était pile ?a. Maya posait toujours les pires questions. Il se fourrait tout seul dans le pétrin, mais elle l'y enfon?ait innocemment, aussi.

— Euh, bah ?a rime, c'est affectueux. Et rigolo. Un peu mignon, peut-être ? Avec neuf, ?a rime, je veux dire.

Il lui vint à l'esprit que Maya était aussi une sorte d'?uf, mais il eut une meilleure idée. Ne pas aller sur ce terrain glissant. Une sacrée bonne idée, que c'était, ?a. Continuant sa poussée de génie stratégique, il reprit le contr?le de la conversation.

— Du coup, comment c'était, la dernière de Bélial ? Gustave m'a dit qu'il y avait des Brik, et aussi plusieurs Poux, et que Suzanne était venue juste à la fin pour rafler les lauriers ! Tu as appris des choses intéressantes dans les Tours, aujourd'hui ?

L'intelligence artificielle parla. De ce qu'elle avait vécu, de ce qu'elle avait compris, de ce qu'elle ne savait pas encore. Jim Moralès n'avait jamais été parent, mais d'écouter pépier ce poussin perdu, c'était pour lui une expérience nouvelle qu'il ne pouvait dissocier de l'image qu'il avait du parent. D'une fa?on ou d'une autre, Maya lui était tombée sur les bras, et avec elle toutes sortes de responsabilités qui l'avaient possédé, s'étaient inscrites en lui. Et sa vie en était chamboulée.