Parker resta appuyée contre sa porte d'entrée quelques instants. Elle ferma les yeux et expira tout l'air qui se trouvait dans ses poumons. Comme pour repartir sur de bonnes bases, un air nouveau après une journée en Enfer.

Ces derniers-temps elle était particulièrement lasse. Elle agissait tel un automate, rien ne lui apportait de l'excitation. Depuis son retour de Carthis, elle ne pouvait s'empêcher de faire l'addition de tous les secrets dévoilés et des peines endurées au cours de ces dernières années. Elle se sentait dispara?tre sous le poids de la crainte, la lassitude, l'ennui et la tristesse. Contemplant cela, elle laissa brièvement tomber sa tête en avant. Un autre soupir, et elle parvint à se mettre en marche. Clefs, chaussures, et 9mn déposés hasardement, proche de l'entrée, elle se dirigea vers la cuisine. Elle avait faim mais était trop épuisée pour se lancer dans la préparation de quoi que ce soit. Elle attrapa donc une pomme dans le bol de fruit posé sur le comptoir et remercia mentalement Helena, sa femme de ménage, de s'occuper occasionnellement de fournir ses placards. Son breuvage préparé, Parker s'approcha de son bar pour se servir le verre dont elle rêvait depuis au moins cinq heures.

Son verre en main et le fruit entre les dents, elle pénétra dans son salon. C'est alors qu'elle remarqua une enveloppe et un rouleau de papier posés sur la table basse. Elle sut immédiatement qui était derrière l'apparition de ces éléments. La jeune femme ne put s'empêcher d'émettre une plainte sous la forme d'un juron étouffé par la pomme. Il était presque minuit, un vendredi elle venait à peine de rentrer après une semaine particulièrement difficile, maintenant, elle devrait certainement faire face à un autre secret. Bien que terrifiée à l'idée de découvrir qu'elle possédait un énième frère caché, elle s'assit rapidement sur son sofa, prête à découvrir le contenu de l'enveloppe.

Elle l?cha presque son verre lorsque ses yeux tombèrent sur le visage de Niko, puis le sien. Elle se retrouva immédiatement projetée dix années plus t?t. Elle se souvint de son hilarité, quand complètement inhibée par l'alcool, elle courait dans les couloirs de cette immense maison avec le désir incommensurable de trouver une ?nerie à faire. Elle se rappela du fou rire de Niko lorsqu'elle avait sorti la dague de son fourreau accroché au mur d'une bibliothèque remplie de livres anciens. Elle entendit les cris des personnes autour d'elle et son ami. ? ?ffne die Flasche! ?ffne die Flasche ! ?. Et elle sentit le champagne couler entre les doigts de sa main gauche.

Elle avait totalement oublié ce souvenir.

La sonnerie du téléphone la sortit de cette scène bien trop vivace. Mais elle ne répondit pas, elle savait pertinemment qui était à l'autre bout du fil et qu'il allait la rappeler quelques instants plus tard. En revanche, Parker posa le cliché et empoigna le rouleau. La deuxième photographie, bien plus grande, était cette fois-ci imprimée professionnellement. Elle put lire le nom de l'?uvre ainsi que la signature de l'artiste. ? Lightest hours, Berlin. Camille Sanson. ?.

Une véritable claque. Elle s'attendait à tout sauf à ?a. Le téléphone sonnait encore, la colère monta et la peur également. D'un geste vif, elle attrapa l'appareil et décrocha agressivement.

? Ecoute-moi bien, si quelque chose arrive Camille, je te trouve une bonne fois pour toute et je fais exploser ta cervelle. Tu n'as aucun droit d'accéder à cette partie de ma vie et de les mettre en danger. J'ai réussi tout ce temps à les protéger de l'horreur qui m'entoure, il est hors de question que ta volonté de me torturer en permanence mette en péril plus de personnes. ?
Sa respiration avait accéléré, ses mains étaient devenues moites. Après sa tirade, elle mit quelques secondes à calmer son souffle. Jarod ne répondit pas immédiatement pour lui laisser de l'espace. Il comprenait parfaitement les craintes de son amie. Elle perdit patience face au silence à l'autre bout du fil.
? Parle ! ? s'écria-t-elle avant d'attraper agressivement son verre de Scotch abandonné près du premier cliché.

Il l'entendit boire une gorgée, et choisit ce moment pour s'expliquer.
? Je ne crois pas vraiment aux co?ncidences mais parfois j'ai des doutes. ?
Un grognement parvint à ses oreilles, puis le bruit d'une grande inspiration. Il l'entendit par la suite s'adresser à lui d'une voix grave et beaucoup trop calme : ? Laisse tomber les charades ce soir, et donne-moi la raison pour laquelle ces photos sont sur ma table basse. Va droit au but pour une fois dans ta vie espèce de rat.
- Je me suis retrouvé par hasard au vernissage de la dernière exposition de Camille Sanson.
- Il n'y a jamais de hasard quand il s'agit de fouiller dans ma vie.
- Je ne peux pas te le dire autrement. J'étais à New York, je voulais me documenter sur le monde de la fête pour un de mes pretends et… quelques heures plus tard je te regardais à Berlin.
- C'est impossible Jarod, tu connaissais Camille avant d'aller à ce vernissage. Les co?ncidences n'existent pas dans notre monde. Tu le sais. ?

Il soupira, réfléchissant à la manière avec laquelle il pouvait la convaincre qu'il disait la vérité.
? Je t'ai dit, je ne crois pas aux co?ncidences. Pourtant, c'est ce qu'il s'est passé. Je ne m'attendais vraiment pas à voir ton visage sur une des photos. Je n'avais jamais entendu parler de Camille Sanson. ?.

A l'autre bout du fil, elle écoutait Jarod et commen?ait à se laisser convaincre de son honnêteté, aussi dingue que cela puisse para?tre. Et puis, elle était si lasse de tout qu'elle avait envie de croire en cette co?ncidence inespérée.
Elle attrapa de nouveau son verre et fit faire deux tours aux gla?ons avant d'avaler une gorgée.
? Continue ? ordonna-t-elle en faisant un geste de la tête comme s'il était dans la pièce avec elle.

Il lui raconta être entré dans la galerie pour son premier vernissage. Il lui fit part du fait qu'il eut du mal à cerner l'ambiance de l'événement et les codes de rigueur dans ce genre d'endroits. L'absence de familiarité avec tous les visages des personnes présentes et sa confusion lorsqu'on lui proposa une coupe de champagne. Il lui expliqua avoir mis quelques instants avant de se lancer dans l'observation des clichés pris par l'artiste, pour arriver après une quinzaine de minutes devant ? Lightest hours ?.

? Je suis resté un long moment devant la photo, parce que je n'arrivais pas à croire que tu étais là. ?a ne faisait absolument pas de sens. Et je me suis rendu compte que je ne savais rien de cette période de ta vie. Ou bien que j'en avais une vague idée…manifestement erronée. Bref… ?. Il sourit, ce qu'elle entendit. ? Comme je suis resté très longtemps devant la photo, Camille est venue se présenter et elle m'a demandé si je voulais l'acheter ?.

Parker illustra mentalement la scène décrite par Jarod. Lui dans cet environnement, penau devant une photo d'elle, sur laquelle elle arborait un comportement totalement décalé de ce qu'il pouvait apercevoir habituellement. Et Camille, intriguée par ce visiteur au comportement non conforme avec les us et coutumes de ces évènements. La collision de cette partie de sa vie avec Jarod était aussi improbable que troublante. Mais, la situation relatée par son ami d'enfance était finalement plausible. Elle ne put s'empêcher de souffler, amusée. De son c?té, il sourit plus franchement, soulagé par le fait que la conversation semblait s'orienter vers un échange moins tendu qu'à l'initial.

? Et, sans réfléchir je lui ai dit que je connaissais quelqu'un sur la photo… ?
Le sourire de Parker se figea. Il la sentit se tendre et commen?a à chercher ses mots.
? Je lui ai dit que je m'appelais Jarod, et après ?a que je te connaissais… ?
Parker posa ses yeux sur son propre visage une nouvelle fois.
? Elle a dit que tu leur avais beaucoup parlé de moi… ?

Dans la voix de Jarod, Parker décela l'innocence caractéristique du premier gar?on avec lequel elle avait arpenté des couloirs sombres. Elle se rappela que le souvenir de son ami Jarod, laissé dans ce qui lui semblait être – à cette période-là – un univers parallèle, était omniprésent dans son quotidien. Elle pensait alors à lui avec affection, tout en se sentant souvent coupable qu'il ne puisse partager certains de ces moments avec elle. Se souvenir de cela, lui apporta une certaine confusion mais qui n'était pas si inconfortable.

? Je crois que nous étions très curieux de savoir ce que l'autre aurait pu nous dire sur toi. ?

Il y eut un moment d'inertie durant lequel ils prirent chacun le temps d'évaluer la situation.

Parker était toujours estomaquée à l'idée de voir ces deux univers se rencontrer. Elle contempla également la fa?on avec laquelle Jarod s'adressait à elle. Il y avait quelque chose de naturel et de fluide dans cet échange. Pour la première fois depuis des années, il lui racontait un évènement, une histoire. Ils avaient une conversation d'humain à humaine, à l'instar de celles entretenues à voix-basse dans d'obscures conduits d'aération.

Jarod rompit le silence, il lui posa une question en toute innocence et pleine de curiosité :
? Tu fumais souvent du cannabis ? ?
Parker ne put retenir un rire clair et honnête. Lorsqu'elle délivra sa réponse, elle conserva un ton amusé.
? Définis souvent. ?
Ce fut au tour de Jarod de rire.
? Et sabrer du champagne ? C'était vraiment un de tes gimmicks ?
Oui, entre-autre ?.

Tous deux se sentaient légers. Parker se surprit à attraper machinalement sa pomme abandonnée et à peine entamée pour la porter à sa bouche. Habituellement, lors de leurs échanges, elle restait totalement en contr?le, rarement dans une position confortable. Elle sentit la tension accumulée dans la semaine se dissiper progressivement. Il était bon de se souvenir de cette période. Et en un sens, il était agréable de partager cela avec lui. Enfin.

C'était comme-ci, pour une fois dans sa vie, quelque chose fonctionnait. Elle se revoyait quitter Blue Cove, quelques mois après avoir enterré sa mère, pleurant la seule personne qui comprenait son univers. Pendant les années qui ont suivi cet événement tragique, Parker pensait souvent à lui. Elle avait beau être entourée de gens merveilleux et aux parents aux activités parfois douteuses, seul Jarod savait. Il comprenait le froid que l'on ressentait lorsque l'on se perdait dans les couloirs sombres. Il connaissait aussi sa mère, il avait pu mesurer l'ampleur de la plaie béante laissée par son absence.

Parler de cette période avec lui, lui permettait de finalement faire ce qu'elle mourrait d'envie de faire lorsqu'elle avait cet ?ge-là : rentrer à la maison et tout lui raconter. Comme lorsqu'enfants, Jarod lui posait des questions sur l'école, les oreilles qui se bouchent à l'ascension d'un Boeing et le bruit d'une forêt de conifères.

? Comment va Camille ? demanda-t-elle comme pour prendre de la distance avec ces souvenirs enfouis.
- Je ne la connais pas, mais elle a l'air d'être une personne épanouie. Elle a insisté pour que je t'offre le tirage de la photo dans le club, et elle m'a dit qu'il fallait que tu l'appelles. ?
Parker soupira, le spectre du Centre était toujours tapi dans un coin, prêt à se manifester et jeter une ombre sur toute légèreté.
? Mais, elle a conscience que tu as des responsabilités et éventuellement, que celles-ci pourraient être dangereuses. ?.
Il fit une petite pause avant de sourire.
? The American Ninja c'est ?a? ?. Il entendit la jeune femme rire doucement à l'autre bout du fil. Elle n'avait visiblement pas pensé à ce qualificatif depuis un moment.
? Elle ne s'est jamais remise de mon coup de pied retourné.
- Elle m'en a même parlé. Tu lui as vraiment déboité la m?choire ?
- Il l'avait largement mérité. Et j'étais bien trop bourrée pour modérer mes coups. ?

L'image de Parker se pla?ant devant ses amis dans une allée sombre pour exécuter parfaitement une prise d'art martial s'imprima dans l'esprit du caméléon. Elle savait se montrer impulsive, particulièrement lorsque cela concernait des personnes qu'elle pla?ait sous sa protection.

Il l'entendit croquer dans un fruit, il présuma que ce fut une pomme. Il se rendit alors compte qu'il avait lui aussi très faim. Sans hésiter, il se leva et attrapa une part de pizza froide abandonnée sur le comptoir de l'appartement qu'il occupait. Lui aussi se mettait à l'aise. En prenant du recul sur la situation, il ne pouvait s'empêcher de constater l'aisance avec laquelle ils échangeaient. Il l'entendit bouger, il l'imagina s'allonger sur son sofa, fixant le plafond, perdue dans ses souvenirs.

? Tu ne m'as jamais parlé de Niko ?.

Parker se tendit brièvement avant de sentir son c?ur se serrer. Elle ne pensait pas souvent à son ami, c'était bien trop difficile. La mort de Nikola? avait rouvert la blessure causée par celle de sa mère. Après cet événement tragique, elle avait d? retourner à la dure réalité du Centre et laisser encore une fois derrière elle une personne qui comptait énormément.

? Il appartient à une autre vie tu sais. A une autre version de moi. ?
Jarod per?ut de la tristesse et de la nostalgie dans la voix de son amie.
? Que s'est-il passé ? Le Centre est-il impliqué dans sa mort ? ? demanda le génie.

A l'autre bout du fil, Parker fron?a les sourcils. Il n'était absolument pas question du Centre lorsqu'il en venait à Niko, d'où le fait que Jarod, ni personne d'autre n'était au courant de cet événement. Sans vraiment savoir pourquoi, elle lui expliqua les circonstances de la mort tragique du jeune homme.
? ?a n'a rien à voir avec le Centre. C'est la stupidité de ses parents qui est à l'origine de sa mort. Niko était gay, et quand son père s'en est aper?u il a été d'une violence sans pareille. Le père de Niko était l'équivalent russe de Mr. Parker. Il lui a répété que pour un homme de son rang, avoir un fils ''dépravé'' était une honte, que ?a n'était plus son fils et que jamais il ne voudrait le revoir. Il a coupé tous les vivres, l'a totalement abandonné. Il a interdit la mère de Niko d'entrer en contact avec lui. Et ensuite, il a multiplié les agressions verbales. Niko était totalement dévasté. Un soir, il était seul avec la pharmacie trop fournie de sa colocataire hypocondriaque et il a décidé de se tuer. Ses parents ne se sont même pas déplacés pour ses funérailles. Nous avons tout organisé entre amis. Il est enterré à Paris, au Père Lachaise, à quelques allées d'Edith Piaf qu'il adorait. ?.
Jarod entendit toute l'émotion dans la voix de son amie. Il sentit également la colère lui serrer le c?ur. Depuis sa sortie du Centre, il avait été confronté plusieurs fois à ce type de haine. Il n'arrivait pas à comprendre ce qui pouvait pousser des personnes à en ha?r d'autres parce qu'elles aimaient d'une fa?on qui n'était pas la leur.
? Je suis désolée, ?a a d? être un véritable choc pour toi. Camille m'a dit que vous étiez très proches.
- Je me suis sentie coupable pendant un certain temps… Je ne te cache pas que j'ai eu l'envie de tuer son père. Le karma ou une connerie comme ?a a fait que quelques mois après la mort de Niko, M. Vassiliev s'est étouffé avec une cacahuète, à poil, seul dans son manoir.
- Je ne comprendrai jamais pourquoi certaines personnes sont prêtes à rejeter leurs propres enfants pour cela.
- Il n'y a rien à comprendre… Certaines personnes sont stupides.
- Et méritent de s'étouffer avec des cacahuètes. ? Ajouta Jarod avant d'entendre Parker rire doucement.

? C'était ton ami proche ? demanda-t-il après un court silence.
- Oui, il était toujours prêt à faire des conneries. On s'entrainait tout le temps dans des situations pas possibles. Il ne fallait pas que l'on s'ennuie sinon on trouvait toujours quelque chose à faire… ?.

Elle s'arrêta de parler pour se laisser le temps de s'imaginer avec Niko, quelques années plus t?t. Elle se rappela à quel point il la faisait rire. C'était un gar?on extrêmement intelligent, prêt à tout pour décrocher un sourire à son auditoire. Il charmait tout le monde avec ses grands yeux bleus cachés derrière ses boucles. Ils s'étaient rencontrés dans un amphithé?tre, quelques temps après l'arrivée de Parker à Paris. D'un commun accord, ils avaient décidé de quitter un cours de théorie macroéconomique pour se rendre dans le café du coin. Rapidement, ils avaient compris que leurs éducations étaient similaires : une mère effacée, un père autoritaire et trop occupé à ses affaires pour se rappeler qu'il avait un enfant, une organisation imposante et terrifiante… Et puis, ils partageaient tous les deux l'amour de la haute couture, de l'architecture haussmannienne et du champagne hors de prix.

? J'aurais aimé le rencontrer. Lui aussi avait l'air d'accepter de te suivre dans les pires machinations. ?
Elle hésita un instant avant de lui répondre. Leur conversation n'entrait pas dans les clous de celles qu'ils avaient l'habitude d'entretenir. Mais, elle était si lasse, et elle commen?ait à peine à s'avouer que les choses avaient changées depuis leur retour de Carthis.
? En un sens, il me faisait penser à toi. ?

Jarod fut surpris de la sincérité avec laquelle elle s'adressa à lui. En même temps, parler de son défunt ami semblait l'adoucir. Il comprenait qu'elle devait être présentement perdue dans une mer de souvenirs plus ou moins heureux, associés à ce fameux Nikola?.
? Il savait.
- C'est-à-dire ?
- Il voyait ce que j'étais. Il n'avait pas peur de moi. ?

Il y eut une brève pause durant laquelle Jarod et Parker rejouaient les derniers moments de leur conversation.
? Comme moi ? ? demanda Jarod presque innocemment.

Parker sentit sa gorge se serrer, et rapidement, les larmes lui montèrent aux yeux. Elle ressentit un manque terrible. Elle pensa à Niko, enterré près d'Edith Piaf, et avant cette fin tragique, à son sourire lorsqu'il dansait dans les clubs les plus prisés des capitales européennes. Elle pensa aussi à Jarod, bien plus jeune et na?f, qui l'attendait en fin de journée, plein d'excitation à l'idée de passer quelques instants avec sa seule amie. Elle tourna la tête et attrapa le cliché d'elle sur les épaules de son ami. Elle était bien loin la Miss Parker de la photo. Mais, elle n'était pas perdue. Son existence était parsemée de tellement de déception et de douleur qu'elle en venait à oublier les connexions humaines qu'elle avait eu la chance de sceller plus jeune. Elle en été venue à oublier l'importance de Jarod dans sa socialisation et ses attentes en matière d'amitié. Elle se rendit alors compte que son ami lui manquait. Cette conversation était finalement un véritable tournant dans l'évolution de leur relation. Elle renouait en quelques sortes avec la personne, laissant derrière l'idée qu'il ne fut qu'un prix à ramener en Enfer.

Comme s'il avait lu dans les pensées de la jeune femme, il intervint, d'une voix douce :
? Tu me manques Parker. ?

Elle ne parvint plus à retenir ses larmes qu'elle sentit rouler jusqu'à ses oreilles. Elle ferma un instant les yeux et pris une grande inspiration dans l'espoir que ses yeux cessent de s'embrumer. Elle ne parvint pas à s'arrêter de pleurer, sentant le poids de toute la lassitude lui écraser le sternum. Silencieusement, elle pleura pour Niko, pour sa mère, ses amitiés perdues et surtout, pour elle : emprisonnée dans une vie sans aucun sens.

Jarod comprit rapidement qu'elle était en train de pleurer de l'autre c?té du combiné. Il décida de lui laisser de l'espace et fit le choix de se taire un moment. Il se leva et s'avan?a vers la fenêtre du petit studio qu'il occupait. Au 4e étage d'un immeuble des années soixante-dix, il pouvait observer les voitures qui se faisaient rares à cette heure-ci et dans cette partie de la ville. Il l'écoutait essayer de faire le moins de bruit possible. Il savait pertinemment qu'elle faisait tout pour qu'il ne sache pas qu'elle était traversée par une immense peine. Il savait que de revoir ces photos et de se replonger dans cette période allait la chambouler. Il ne pensait en revanche pas que cette découverte allait leur permettre d'avoir une discussion sans arrière-pensée bien qu'obscurcie par une certaine nostalgie.

? Tu sais que je ne t'en veux pas, n'est-ce pas ? ?

Parker renifla avant de prendre une grande inspiration. Ses larmes se calmèrent pour laisser place à de la confusion.

? Regarder ces photos et rencontrer Camille m'a permis de mieux te comprendre. Tu as eu la chance de go?ter à cette liberté avant que tout ne te rattrape. Je sais que ce que tu fais aujourd'hui, tu le fais parce que tu as l'impression de ne pas avoir le choix. Comme Niko, je sais qui tu es. Je le vois. ?

Elle murmura un simple ? merci ?, parce qu'elle était soulagée d'entendre ces paroles. Elle soupira une énième fois avant de se redresser et de se lever pour se servir un autre verre. Lorsqu'elle revint sur le sofa, elle posa ses yeux sur le cliché sur lequel elle était avec plusieurs de ses amis. Elle se concentra sur son propre visage, et se replongea dans cette soirée. C'était un club huppé de Berlin, dans lequel se pavanaient des intellectuels, des artistes et des fils de. Il y faisait chaud, et l'ambiance était électrique. Elle avait beaucoup ri ce soir-là, le joint entre ces doigts et le champagne avait largement aidé. Elle se souvint que lorsqu'elle était rentrée dans sa chambre d'h?tel, elle avait justement pensé à Jarod.

? Tu penses que dans une autre vie nous aurions été bons amis ? demanda-t-elle, d'une voix si douce qu'elle en fut elle-même surprise.
- C'est possible, qu'est-ce que tu en penses ?
- Si je t'avais rencontré à ce moment-là, je t'aurais probablement détesté. ?

Elle entendit Jarod rire. De son c?té, elle laissa un sourire fendre son visage.
? Mais je pense que ?a m'aurait beaucoup amusée de te tra?ner dans toutes mes soirées douteuses.
- Je n'en doute pas. J'aurais probablement été moi aussi convaincu de t'accompagner partout, sans réfléchir une seconde.
- J'ai un certain pouvoir de persuasion sur toi.
- Dommage que ?a ne soit pas l'inverse… ? Rétorqua Jarod.

Sa remarque resta suspendue dans les airs, ses implications trop lourdes pour être discutées présentement. Elle ne voulait pas repenser à la conversation qu'ils avaient eu quelques mois plus t?t dans la berline garée sur le tarmac. Elle y pensait déjà constamment seule. Chaque jour, elle s'en voulait davantage de l'avoir rejeté de la sorte. Parce que chaque jour, elle contemplait ce ? tournant ? avec envie.

Il y eut un long silence, durant lequel aucun des deux n'osa mettre fin à la conversation. Parker gardait l'appareil près de son oreille tout en sirotant son verre, les yeux dans le vide. Jarod lui, s'était écarté de la fenêtre pour se rasseoir sur le fauteuil qu'il occupait précédemment. La jeune femme entendit le bruit caractéristique d'un carré de sucre que l'on casse entre deux molaires. Elle savait pertinemment ce qu'il était en train de manger, elle retint un sourire.

En temps normal, l'un des deux auraient mis fin à cette conversation depuis bien longtemps. Mais ce soir, ils ne semblaient pas être prêts à faire une telle chose. Cette conversation n'était pas comme toutes les autres.

? Un jour, j'aimerais bien faire la fête avec toi, en Europe. ?

Parker rit doucement. Après cette conversation, elle se sentait plus légère, plus proche de la personne qu'elle était réellement. Cette idée la remplit d'une quiétude qu'elle n'avait pas sentie depuis plusieurs années. Avec quelques clichés et l'évocation de souvenirs heureux, elle put se réconcilier avec sa version plus jeune d'elle-même : une Parker capable de brandir une dague antique pour présenter à son ? party trick ? à une assemblée. Cette Parker-là lui permit d'offrir une réponse pleine d'espoir à son ami d'enfance, laissé derrière lorsqu'elle parcourait l'Europe.

? Un jour. ?

Il entendit le sourire de Parker à l'autre bout du fil.

Elle ferma les yeux et s'imagina les siens emplis d'émotion. Elle savait qu'il était probablement en train de se plonger dans une soirée berlinoise à ses c?tés. Elle se surprit à faire de même.

Il y eut un silence détendu avant qu'elle ne finisse son verre d'une traite. Parker posa pour la énième fois son regard sur les deux clichés. Elle allait écrire à Camille pour la remercier. Mais avant toute chose, elle se devait de s'adresser une dernière fois à Jarod, estimant qu'une conversation pareille ne devait pas se terminer de fa?on abrupte comme à leur habitude. Elle s'avoua à demi-mot, qu'elle ne voulait pas non plus qu'il utilise cette légèreté pour faire référence au casse-tête qu'était leur existence. Alors, elle posa son verre sur la table et s'adressa à lui comme Parker l'aurait fait dix ans plus t?t, doucement et laissant entrevoir une certaine vulnérabilité :

? Merci pour ces photos Jarod, bonne nuit. ?

Il n'eut pas le temps de répondre que la conversation s'arrêta. Jarod ne se sentit pas pour autant frustré de ne pas avoir pu ajouter un dernier mot. La douceur et la sincérité avec laquelle elle s'était adressée à lui avait réussi à lui insuffler une certaine paix. Il avait retrouvé une part de son amie d'enfance en se plongeant dans les soirées mondaines qu'elle fréquentait des années auparavant. Ses yeux tombèrent sur sa propre copie de la photo sur laquelle elle sabrait la bouteille de champagne. Léger, il se mit à rire de bon c?ur face à l'expression de Parker. Il se dit que derrière cette apparence froide et grave se cachait une femme dotée d'un grand sens de l'humour, d'un go?t pour l'extravagance et le risque, et d'une espièglerie sans pareille. Mue par l'ennui, elle devenait une tornade, fascinante à observer mais dangereuse à suivre.

? Un jour. ? répéta Jarod en souriant. Jamais il ne cesserait de la suivre.

N'hésitez pas à me laisser un petit mot dans les commentaires, ?a me ferait tellement plaisir ! Partagez votre take sur les années inconnues de la vie de Parker, ?a m'intéresse vraiment.

Ah et aussi, prenez soin de vous 3