C'était d'abord l'odeur qui faisait bouger Loki dans son sommeil. Une odeur de br?lé, d'abord chaude et rassurante comme celle qui s'échappe de la cheminée, puis répugnante comme celle de la chair br?lée. Un enfant ne devrait pas conna?tre cette odeur. Loki la connaissait intimement. C'était celle d'un champ de bataille. Dans son rêve, Loki ferma ses poings et refusa d'ouvrir les yeux. Il savait ce qui venait ensuite. Peut être qu'en essayant assez fort de se réveiller, il interromprait le rêve à temps. Bien s?r, il se mentait à lui-même.

Ensuite, venait le bruit. Les hurlements de terreur des femmes et des enfants, les cris de douleur des guerriers agonisants. La voix familière qui hurlait sans parvenir à se faire entendre par dessus le bruit des combats. Sous les paupières fermées de Loki s'imprimait malgré tout la lueur des brasiers et des éclairs. Secouant frénétiquement la tête, il se reculait pour nier la réalité de ce qui l'entourait. Un parapet l'arrêtait.

Le toucher. Il pouvait sentir le sang poisseux couler sur la pierre froide. Les dieux rêvaient avec leurs cinq sens. Loki savait qu'il allait se réveiller avec la sensation que du sang collait encore à ses mains.

Puis, venait le go?t. L'odeur du sang s'insinuait dans ses narines et dans sa gorge jusqu'à s'imprimer sur sa langue. Loki l'aurait volontiers arrachée pour arrêter la sensation.

-LOKI !

La voix familière continuait à hurler, plus proche. Les yeux toujours fermés, Loki se mettait à courir. Quel besoin avait-il d'ouvrir les yeux, de toute manière ? Il connaissait par c?ur les cours et les couloirs de son rêve. Le Loki qui rêvait était en Asgard, tout comme son corps endormi, mais ce n'était pas la même Asgard. Celle-là br?lait et tombait.

-LOKI !

? bout de souffle, Loki s'arrêtait. Il connaissait peut être par c?ur les tours et détours d'Asgard, mais celui le poursuivait aussi et quoi qu'il fasse, il se retrouvait acculé. Alors seulement Loki ouvrait les yeux. Le rêve était pire à vivre les yeux ouvert. Le sol qui se rapprochait à toute allure, l'ombre noire qui recouvrait le ciel, les corps sans vie sur le sol... Loki ne voulait pas voir ?a, mais quel choix avait-il ? C'était son rêve. Cela ne voulait pas dire qu'il le contr?lait.

-LOKI ! QU'AS TU FAIT ?

Thor se posait face à lui. Ce n'était pas le Thor qu'il connaissait, ou plut?t, Loki n'était pas celui qu'il était dans le monde éveillé. Ce Thor là le regardait en face sans avoir besoin de se pencher pour se mettre à sa hauteur. Pire, ses yeux étaient br?lants de haine et de mépris. Ce n'étaient pas les yeux de son grand frère. Comme à chaque fois, Loki réalisait alors qu'il n'était pas un enfant.

-Je n'ai rien fait !, balbutiait-il contre toute évidence.

-RIEN FAIT ?, hurlait Thor en lui saisissant brutalement le bras et en le tra?nant jusqu'à la fenêtre la plus proche. ET ?A ?

Le menton de Loki frappait contre la pierre. La fumée qui s'élevait du champ de bataille l'étouffait, mais ne l'aveuglait pas assez. Il n'avait d'autre choix que de voir, et de hurler sa peur.

-DIS MOI MAINTENANT, QU'AS TU FAIT ?

Loki se réveilla en sueur dans un lit trop grand et une chambre trop froide. Le go?t du sang était toujours dans sa bouche et il sentait encore l'empreinte de la main de Thor sur son bras. Il remonta la manche de sa chemise. Rien. Il se recroquevilla dans sa couverture et gémit. Ce n'était pas la première fois qu'il faisait ce rêve, mais il paraissait pire à chaque fois. Une chose de s?re, il ne dormirait pas plus cette nuit.

Le silence de la pièce le terrifiait presque autant que la clameur des combats dans son rêve. Pourquoi s'en étonner ? Il n'était qu'un enfant après tout, n'en déplaise à tous ces Asgardiens qui le regardaient avec mépris dans le meilleur des cas. Loki avait des peurs d'enfant. Il jeta un coup d'?il à la pièce. Ce n'était pas une chambre d'enfant. Ce n'était pas non plus celle qu'il avait occupé dans son ancienne vie. Des Asgardiens lui avaient annoncé fièrement que tout ce qui lui appartenait avait été br?lé ou détruit quand Thor l'avait ramené en Asgard. Non, c'était juste une pièce dans laquelle on avait mis un lit et où on le laissait accumuler ses livres et ses petits trésors. Il en avait fait un endroit familier, mais ce n'était certainement pas un lieu rassurant.

Loki glissa en dehors du lit. Il hésita à prendre avec lui son oreiller ou sa couverture, mais même s'il était un enfant, il refusait de se comporter comme un petit humain qui avait besoin d'un doudou pour se rassurer. Bravement, il franchit la distance qui le séparait de la porte.

Il y avait deux serrures à celle-ci. Loki possédait la clé de la première, posée par Thor qui lui en avait confié la clé, pour qu'il puisse s'enfermer et dormir en sécurité sans être dérangé par un Asgardien consumé par un désir de vengeance. La deuxième avait été posée pour rassurer ces mêmes Asgardiens. Elle ne pouvait être ouverte que de l'extérieur.

En principe, du moins. Loki avait tout juste assez de magie pour déverrouiller cette serrure et se glisser dans le couloir. Il frissonna aussit?t. Sa chambre était froide, mais les couloirs du palais étaient pires encore. Dans la nuit, les statues prenaient un aspect dangereux. Loki redressa le menton. Il n'avait pas peur d'elles. Lui aussi était dangereux.

Il avait peur du rêve.

Se faufilant de statue en statue pour ne pas être repéré par une patrouille, Loki parvint à la chambre de Thor. Il toqua doucement, puis, n'entendant pas de réponse, il se faufila à l'intérieur.

-Thor !, souffla-t-il.

Seul un grognement lui répondit. Loki se rapprocha du lit. Son frère s'était effondré dessus en n'enlevant que ses bottes et son armure.

-Thor !, répéta-t-il en secouant son bras.

Cette fois, Thor ouvrit un ?il et se mit aussit?t à bailler.

-Loki ? Asgard est attaquée ?

-Non. J'ai fait un rêve.

La paupière de Thor se refermait déjà. Il chercha son deuxième oreiller de sa main.

-Si Asgard n'est pas attaquée, ?a peut attendre demain matin. Tu es un grand gar?on et je viens juste de combattre aux c?tés des Vengeurs. Laisse-moi dormir.

La tête blonde de Thor disparut sous l'oreiller. Loki grima?a. Vu son haleine, Thor avait aussi abusé de la boisson avec les Vengeurs. Il secoua une nouvelle fois son frère, mais seul un ronflement lui répondit.

-Thor !, supplia-t-il.

-Loki, si tu n'as pas vidé les lieux dans la minute, je te rosse, promis Thor d'une voix où per?ait désormais la colère.

Loki se recroquevilla au pied du lit. Il tenta de se convaincre que les ronflements de Thor suffisaient à le rassurer mais c'était un mensonge. Il finit par se relever et quitter les lieux sur la pointe des pieds. Une fois la porte refermée, il jeta un coup d'oeil vers le bout du couloir, là où dormaient la Mère de Tous. Mais si Freya l'avait élevé et aimé, c'était il y a très longtemps. Désormais, elle n'avait pour lui ni les indulgences ni la bonté que lui prodiguait Thor. Loki se ferait repousser plus brutalement encore.

? défaut, il se mit à errer dans les couloirs jusqu'à aboutir à un jardin. En bendant ses muscles, il parvint à se hisser sur un parapet. De là haut, il pouvait contempler tout Asgard endormi et la ville humaine de Broxton. Tous ces gens endormis, toutes ces occasions de s'amuser et de créer un peu de chaos... Loki s'en sentait totalement dépourvu d'envie.

Un battement d'aile. Ikol se posa non loin de lui sur le parapet.

-Que fait un dieu de la malice debout à cette heure ? C'est celle où les enfants dorment, habituellement.

-Va-t-en.

La pie se rapprocha de trois petits sauts.

-M'en aller ? Pourquoi ? Ne sommes nous pas bien tous les deux ?

-Je veux être seul.

-Bien s?r. Je comprends. C'est pour ?a que tu t'es installé ici d'où tu peux voir si les lumières des chambres de Freya ou Thor s'allument et te précipiter dans leurs bras. Crois-tu vraiment qu'ils t'aideraient ?

Loki baissa la tête.

-Non.

-Non, répéta la pie.

Elle ne dit rien de plus, se contentant de le regarder d'un ?il inquisiteur. Loki eut l'impression que le froid s'accentuait, mais qui d'autre avait-il pour parler ?

-J'ai fait un rêve, murmura-t-il.

Ikol vola jusque sur son épaule.

-Un rêve ? Ce sont là des choses sérieuses. Rêve ou cauchemar ?

-Un cauchemar, avoua Loki, rassuré de pouvoir enfin en parler. Ce n'est pas la première fois que je le fais.

-De plus en plus sérieux. Raconte.

-Je suis ici en Asgard et tout br?le autour de moi. Asgard s'effondre vers Mitgard, il y a des combats dans les rues, dans le ciel. Des gens meurent.

-Oui, c'est ce qui se passe habituellement dans une bataille. Autre chose ?

-Thor me crie dessus. Il dit que c'est ma faute. Il a raison. Ce que je vois, c'est le Siège d'Asgard, n'est-ce pas ?

C'était difficile de voir l'expression d'Ikol là où il se tenait et bien malin celui qui saurait déchiffrer l'?il d'une pie. Si Loki avait été plus attentif ou moins perturbé, peut être aurait-il décelé la lueur verte et maligne dans son ?il. Peut être. Le fait est qu'il ne vit rien. Ikol resta longtemps silencieux pour laisser Loki mariner dans son inquiétude.

-Un rêve sérieux, très sérieux. Oui, c'est probablement le Siège d'Asgard que tu as vu. Une des pires épreuves qu'ait surmonté le royaume ces dernières années.

-C'est le premier Loki qui leur a fait subir ?a, accusa Loki. Toi.

Ikol ouvrit le bec pour émettre un son dur et sec qui ressemblait à un rire.

-C'est toujours la faute de Loki, n'as-tu pas appris ?a depuis le temps que tu existe ? Bien s?r, c'est toujours la faute de Loki. Parfois, c'est même vrai. Pour le Siège d'Asgard ? C'est assurément vrai.

-Des gens sont morts !

-C'est bien possible. Ils ne t'en auraient pas moins traités comme le font les vivants dans le cas contraire. Tous, même les enfants. Ce sont parfois les pires monstres de tous.

Loki lan?a à Ikol un regard dégoutté devant son indifférence. Il commen?ait à regretter de lui avoir raconté son rêve, mais personne d'autre n'était prêt à l'écouter. Au matin, Thor aurait tout oublié, ou alors il prétendrait que tout ?a c'était le passé et que Loki ferait mieux de l'oublier. Comme si Loki pouvait oublier que son frère pouvait le regarder avec une telle haine dans le regard.

-Tu es un monstre, accusa-t-il Ikol.

-Toi aussi alors.

-Non ! Je ne suis pas toi ! Je suis innocent de ces crimes, moi !

-Vraiment ? N'est ce pas Loki qui les as commis ? Et n'es tu pas Loki ?

-Si... Mais ce n'était pas moi ! Je suis un enfant un peu malicieux qui joue des farces et renverse les pires situations à sa manière, pas un dieu du mal avide de blesser et détruire. Je suis moi et je ne deviendrais pas toi, jamais !

-Arrive-tu à t'en convaincre plus facilement que tu arrive à en convaincre les autres ? Y a-t-il une seule personne qui te fasse confiance dans les Neufs Royaumes ? Thor, peut être ?

Non, il n'y avait personne, même pas Thor. Loki leva le poing pour assommer l'oiseau de malheur sur son épaule. Toujours attentif, Ikol s'envola avant même qu'il n'ait pu faire autre chose qu'esquisser son geste et s'envola hors de portée.

-Doucement ! Est-ce ainsi qu'un prince traite son conseiller ?

Loki déplia le poing et tendis la main vers Ikol, qui s'arrangea pour rester hors de sa portée.

-Je ne voulais pas, s'excusa-t-il. C'est juste que... J'ai peur de devenir comme toi. Je veux leur prouver à tous que je suis différent. Que je veux les aider. Seulement...

-Seulement ?

-Comment je fais pour leur prouver que je ne suis plus toi ? Quelles sont les erreurs que je ne dois pas faire pour être s?r de prendre un chemin différent ?

Ikol se posa à une bonne distance.

-Tu veux vraiment le savoir ?

-Oui !

-Alors interroge Thor, la Mère de Tous, Sif, Heimdall, tous les autres. Ils te diront la même chose que moi : tu ne peux pas prendre un chemin différent. Tu finiras toujours par devenir ce que j'ai été. Loki, ha? de tous et accepté par personne.

-Non ! Je ne suis pas et je ne serais jamais ce Loki. Et tu sais pourquoi je sais ?a ? Parce que j'ai quelque chose que tu n'as pas !

-Quoi donc ?

-La culpabilité.

Ikol éclata de rire.

-Précieux cadeau que celui-là ! Tu porterait mieux en l'excisant de ton c?ur. Et tu finiras par le faire. Oh oui, tu finiras par le faire.

Toujours en riant, Ikol s'envola à nouveau et alla se poser sur la plus haute tour d'Asgard. Que l'enfant Loki se complaise dans le r?le du héros sympathique et incompris. Bient?t, Ikol, le seul vrai Loki, s'emparerait de son corps et serait libre de semer son content de chaos. De son ?il attentif, il regarda l'enfant qui sanglotait sur son parapet. Celui-ci ne ferait plus des cauchemars très longtemps. Ikol devait juste attendre assez longtemps pour que les Asgardiens baissent leur garde et que le c?ur de Thor finisse de se rouvrir à son adorable jeune frère. Alors Ikol prendrait sa place et serait libre d'agir en bénéficiant de la confiance durement gagnée par l'enfant.

Bient?t. Très bient?t.