Chapitre III: Quid(d) pro quo


Astérix s'éveilla brusquement, le c?ur battant à tout rompre. Pendant un moment, seul le bruit de sa propre respiration per?a l'obscurité de sa hutte alors qu'il reprenait ses esprits. Puis le choc se mua en colère.

? Ah, mais je commence à en avoir assez, par Taranis ! ?

Il jeta rageusement à travers la pièce la première chose qui lui tomba sous la main et écouta avec une sombre satisfaction le choc du métal heurtant le mur et renversant plusieurs objets.

Mais la fatigue pesait toujours sur lui alors qu'il se frottait les yeux. Cela faisait plusieurs semaines à présent qu'il faisait ce rêve, toujours sur le même thème. Toujours des légions sans visage cherchant à le capturer et se transformant tout à coup en aigle immense. Parfois, il se faisait engloutir et ne parvenait à en sortir suite à un violent choc que pour tomber en une chute sans fin. Parfois, lui et l'aigle se jetaient l'un sur l'autre et la violence de l'attaque le tirait de son sommeil. Parfois, ils ne faisaient que s'observer et tourner l'un autour de l'autre sans attaquer, mais la tension insoutenable finissait aussi par le réveiller.

Cela ne l'aurait pas dérangé si seulement il arrivait à se rendormir après. ? la place, chaque fois que ce cauchemar lui venait, il passait ensuite des heures à se tourner et retourner dans son lit sans repos.

Résigné à une nouvelle fin de nuit blanche, Astérix se leva et s'étira. Plus calme à présent, il se mit à la recherche de ce qu'il avait jeté, ce qui s'avéra être son casque, réalisa-t-il en grima?ant. Il le ramassa plus doucement qu'il ne l'avait lancé et constata les dég?ts dans la pièce. Dans la semi-obscurité, à la lueur de la lune, il pouvait vaguement distinguer l'étagère où il rangeait ses gourdes, tombées sous le choc du casque. Avec un soupir, il les ramassa et les remit en place. Il faisait trop sombre pour vérifier laquelle était celle contenant sa potion magique, mais il n'avait pas envie d'allumer une chandelle juste pour ?a. Après tout, ?a pouvait bien attendre le lendemain.

Il retourna à son lit et s'y laissa tomber, le casque à la main. N'y voyant pas grand-chose dans l'obscurité, il se fia à son toucher pour lisser les ailes. Le mouvement régulier et la douceur des plumes le calmèrent peu à peu au point de laisser ses pensées vagabonder.

Avec un léger sourire, il se remémora les premières années ayant suivi l'obtention de ce casque, au sortir de l'adolescence. Nerveux et obsédé pendant un temps par l'idée d'être pris au sérieux par les guerriers plus vieux du village, il s'était mis en tête de garder les ailes du casque droites. Il n'était même plus s?r de son raisonnement derrière. Il se rappelait seulement que, dans ce but, il avait pris l'habitude de les lisser chaque soir mais avait été frustré par l'apparente futilité de ses efforts. Il avait même failli changer de casque… jusqu'à ce qu'Obélix lui demande pourquoi il ne faisait plus ce chouette truc avec les ailes qu'il aimait beaucoup. Après cet incident, Astérix avait fini par se faire à cette étrange particularité, mais avait gardé l'habitude de jouer avec le casque ou les ailes quand il était nerveux, comme en cet instant.

Ce problème de rêves l'ennuyait de plus en plus à force de l'empêcher de dormir. Cependant, il était réticent à en parler à qui que ce soit, même Panoramix. Déjà avec Obélix, il s'était senti un peu ridicule d'exprimer ses inquiétudes quelques semaines auparavant. Après toutes les fois où il s'était moqué de la crédulité des autres villageois face aux devins et horoscopes, il se sentait hypocrite de faire comme si ce cauchemar était… eh bien, quelque chose de plus important qu'un cauchemar. Les dieux n'avaient aucune raison de dévoiler leurs plans aux mortels, après tout.

Qu'est-ce qui pouvait bien le causer, alors ?

Panoramix lui avait dit un jour que les rêves reflétaient des détails et des angoisses qu'on remarquait sans s'en rendre compte quand on était éveillé, mais que les devins et augures prétendaient interpréter comme des signes divins.

Pourtant, Astérix n'avait pas de raisons de s'inquiéter : le village était en paix, le temps était au beau fixe, les affaires de chacun prospéraient, les Romains étaient tranquilles…

Peut-être un peu trop tranquilles.

Depuis la dernière bataille contre les quatre camps, personne au village n'avait eu de soucis avec les Romains (les patrouilles occasionnelles rencontrées au cours des cueillettes de champignons ou chasses au sanglier ne comptaient pas comme des soucis).

Astérix se passa la main sur les moustaches, pensif.

Il avait remarqué que ses nuits avaient commencé à s'aggraver après ladite bataille. Il s'était demandé plusieurs fois s'il y avait un lien mais avait rejeté l'idée, toujours parce qu'il lui paraissait absurde d'imaginer voir l'avenir à cause des rêves. Est-ce que ?a valait vraiment la peine d'aller voir les Romains juste pour ?a ? Même les nouveaux de Babaorum et leur étrange centurion n'avaient pas donné signe de vie depuis un bon moment. ?tait-ce une bonne chose ? Une mauvaise ?

Un long b?illement lui échappa. Tout compte fait, ces problèmes pouvaient attendre le matin, décida-t-il en reposant son casque sur sa table de nuit. Peut-être qu'avec un peu de chance, il parviendrait à rattraper quelques heures d'ici-là.

Pendant un temps interminable, il se tourna et retourna dans son lit à la recherche d'un sommeil fuyant. Il essaya de se détendre en écoutant les petits bruits nocturnes du village endormi. Ici et là le rythme régulier des chants de grillons le bruissement des branches mues par une légère brise parfois, le doux hululement d'une chouette au loin dans la forêt autour de lui, les légers craquements familiers des poutres de sa hutte le chant d'un rossignol accompagnant l'éclaircissement du ciel alors que l'aube approchait lentement.

Finalement, il sentit ses paupières se fermer d'elles-mêmes…

? YOUHOU, AST?RIX, R?VEILLE-TOI ! ?

Astérix se redressa brusquement pour immédiatement regretter son réflexe quand la lumière inondant sa fenêtre l'aveugla et que le sang lui monta à la tête.

Il avait l'impression de n'avoir dormi que quelques secondes, mais à en croire la position du soleil, il faisait déjà jour depuis un moment. Certainement bien plus tard que son heure habituelle de réveil. Peut-être était-ce pour ?a qu'Obélix l'appelait…

Obélix ! La chasse ! Il avait oublié !

Ils avaient décidé de se lever plus t?t pour chasser assez non seulement pour eux-mêmes, mais pour les familles d'Abraracourcix, Ordralfabétix et Misenplix, l'un des fermiers du village, à qui ils avaient promis des sangliers la veille. Et pour capturer assez de gibier pour tout ce monde, même avec l'aide de la potion magique, il fallait partir t?t, voire faire plusieurs allers-retours entre le village et la forêt.

? AST?RIX, TU VIENS ?!

— J'arrive, j'arrive ! ?

Astérix se leva à toute allure et trébucha à travers sa hutte dans sa précipitation. Il attrapa au passage ses vêtements, mit à la h?te son casque qui avait roulé sous le lit, sautilla pour enfiler ses braies qui, bien s?r, choisirent ce moment pour lui donner du fil à retordre en refusant de laisser passer son pied…

? AST?RIX, ON Y VA OU QUOI !? ?

— DEUX MINUTES, DONNE-MOI DEUX MINUTES ! ?

Pressé par les appels d'Obélix et les aboiements insistants d'Idéfix à la suite de l'échange, Astérix accomplit sa routine habituelle en accéléré : s'asperger la figure en guise de toilette, mettre sa tunique, puis sa ceinture avec son glaive, prendre sa gourde sur l'étagère, attacher ses chausses, ajuster son casque sur sa tête avant de descendre quatre à quatre l'échelle de la mezzanine et se précipiter dehors. Pas le temps pour un petit-déjeuner, il mangerait en cours de route, décida-t-il.

Obélix l'attendait devant sa hutte en frétillant d'impatience et sourit largement à son arrivée.

? Pour une fois, c'est moi qui suis debout le premier !

— ?a, ?a mérite d'être marqué d'un menhir blanc en effet ! ? plaisanta Astérix alors qu'ils se mettaient h?tivement en route à travers le village, Idéfix courant pour suivre le rythme de leur marche rapide.

Le village était déjà remuant d'activité et de bruit, chacun à sa t?che quotidienne. Les effluves du poisson d'Ordralfabétix ne s'étaient pas encore complètement répandues sur la place du village, fort heureusement : cela devait expliquer l'ambiance enjouée parmi les villageoises qui faisaient la queue devant l'étal de poissonnerie ou des autres commerces du village alors que les discussions et rires allaient bon train. Près de l'entrée du village, Abraracourcix discutait vivement avec Misenplix pendant que celui-ci s'occupait de son potager. En voyant Astérix et Obélix, il fron?a les sourcils et pla?a ses poings sur ses hanches :

? Dites donc, vous deux…!

— ? Abraracourcix, notre chef, intervint innocemment Panoramix qui passait par là, pourrais-je te parler un instant ? ?

Leur chef se tourna vers Panoramix pour lui répondre, ce qui permit aux deux chasseurs de se glisser dans son dos vers la porte du village sans se faire réprimander. Le druide leur fit un discret clin d'?il quand ils arrivèrent à son niveau Astérix lui adressa un bref signe de la main en remerciement avec un petit sourire contrit.

Aussit?t dehors, ils filèrent vers les bois sans demander leur reste.


Le soleil rayonnait ardemment sur l'Armorique mais la forêt offrait un couvert frais bienvenu en ce jour de chaleur intense ; ici aussi, la routine quotidienne avait commencé, à en croire les chants d'oiseaux et les bruissements dans les buissons. Les familières odeurs terreuses du sous-bois se mêlaient parfois aux senteurs de fleurs, procurant une atmosphère paisible et familière, un air vivifiant que les Gaulois connaissaient aussi bien que celui de leur propre village.

Et pourtant, Astérix aurait volontiers échangé cette promenade pour quelques heures de sommeil de plus. Entre deux b?illements étouffés, il faisait de son mieux pour ne pas grimacer devant le soleil, qui lui paraissait bien plus éblouissant que d'ordinaire malgré l'ombre des arbres. Que n'aurait-il donné pour s'allonger et faire une petite sieste… mais s'il n'aimait rien de plus que lézarder dans l'herbe pendant son temps libre, il n'était pas dans ses habitudes de paresser quand il avait un travail à faire. Même si ce n'était qu'une chasse, des gens au village comptaient sur eux et il avait bien l'intention de tenir ses engagements. Et puis, ce serait dommage de manquer une chasse avec Obélix. Il pouvait bien prendre sur lui quelques heures.

Malgré ses efforts, son meilleur ami n'était cependant pas dupe.

? ?a va, Astérix ? demanda-t-il avec un air un peu inquiet quand Astérix se frotta les yeux d'une main dans un effort pour dissiper sa fatigue.

— Moi ? Bien s?r, pourquoi ?a n'irait pas ?

— Bah, t'as l'air bougon et tu ne parles pas beaucoup, comme Idéfix quand il n'a pas assez dormi. ?

Astérix voulut protester, mais après tout, à quoi ?a servait de le nier ? Il haussa les épaules et leva les mains d'un air fataliste.

? Eh bien, j'ai juste eu une mauvaise nuit mais je me reposerai à notre retour, voilà tout.

— Tu es s?r que ?a va aller pour attraper des sangliers ? ?

Les ailes du casque d'Astérix s'abaissèrent brusquement alors qu'il fron?ait les sourcils, un peu vexé.

? Et pourquoi ?a n'irait pas ? Ce n'est pas ma première chasse, merci bien !

— Je le sais bien que c'est pas ta première chasse, on en fait plein tous les jours.

— Alors pense plut?t à comment Bonemine pourrait cuisiner les sangliers pour nous remercier… Idéfix ? Qu'est-ce qu'il y a ? ?

Le petit chien s'était figé devant des buissons à l'écart du chemin et grondait sourdement, les poils de l'échine dressés.

Méfiant, Astérix porta la main à sa gourde, prêt à prendre de la potion magique si nécessaire.

Des branches craquèrent dans les buissons. Un remous secouait les feuilles, accompagné par un grommellement bestial.

Un sourire se dessina sur ses lèvres alors qu'il avan?ait le plus silencieusement possible. ? moins que les Romains ne soient vraiment à court d'idées de camouflage, ?a ne pouvait être qu'un…

? SANGLIER ! ON Y VA ! ? hurla joyeusement Obélix en fon?ant droit sur les buissons, causant un fracas de branches cassées et un vacarme de nasillements paniqués.

Pris de court, Astérix cligna des yeux avant de se lancer avec un temps de retard à la poursuite de son ami et du sanglier, agacé contre sa propre lenteur de réflexes.

Déjà l'animal avait pris de l'avance, mais pas assez pour les distancer complètement. ? travers les arbres, les racines et les rochers, Astérix rattrapa peu à peu le sanglier par la droite avec l'intention de le plaquer au sol dès que le terrain serait plus dégagé.

Son attention complètement tournée sur le sanglier, Astérix ne vit pas Obélix se rapprocher sur la gauche de l'animal, un grand sourire sur les lèvres.

Une ombre immense recouvrit le sanglier et Astérix réalisa trop tard l'intention de son ami.

En temps normal, un regard leur suffisait pour attaquer en même temps leur cible et la plaquer au sol ou que l'un s'écarte à temps pour laisser l'autre s'amuser.

Mais Astérix avait manqué le signal d'Obélix et n'avait plus le temps de s'éloigner comme au ralenti, il vit Obélix s'élancer dans un grand bond vers le sanglier… avec Astérix directement derrière sur sa trajectoire.

? ATT… ?

Le cri d'avertissement d'Astérix se perdit dans le fracas d'Obélix s'écrasant sur le sanglier et lui-même sans aucune résistance. Entra?nés par la force du livreur de menhir, hommes et bête roulèrent sur quelques mètres et ne furent stoppés que par le tronc d'un immense arbre, le violent choc sonnant les deux Gaulois.

Dans la confusion, leur proie parvint à se dégager et s'enfuit immédiatement, Idéfix à sa poursuite le petit chien galopa pendant quelques mètres avant de vite réaliser que ses humains ne le suivaient plus. Avec un aboiement de défiance vers le sanglier, il revint vers eux en trottinant.

Coincé sous le corps massif d'Obélix, Astérix regarda dispara?tre au loin le sanglier et serra les dents, l'accumulation de tous les petits problèmes de sa nuit et du matin dépassant enfin les limites.

? Ah bravo. Bravo, Obélix ! ?

Obélix parvint à se déplacer assez pour laisser son ami se libérer celui-ci se leva, ramassa brusquement son casque et se l'enfon?a sur le cr?ne d'un même geste.

? On pourrait encore essayer de le rattraper…

— Et puis quoi, le laisser à nouveau filer parce que tu n'auras pas attendu, gros maladroit !

— C'est tout de même pas ma faute si tu n'as pas réagi assez vite ! Et puis je ne suis pas gros !

— Je n'aurais pas été surpris si M?ssieur Obélix réfléchissait un peu plus souvent avant d'agir !

— M?ssieur Obélix, il ne réfléchit peut-être pas, mais au moins il avait raison de dire que M?ssieur Astérix avait besoin de dormir !

— Je n'ai pas besoin de dormir !

— Et moi je n'ai pas besoin de ton aide pour chasser le sanglier, non mais sans blague !

— Mais je ne te retiens pas, vas-y, va le chasser tout seul ton sanglier !

— J'vais me gêner tiens !

— Très bien !

— Bien !

— BIEN ! ?

Les deux Gaulois s'écartèrent l'un de l'autre, rouges de colère et les mains furieusement enfoncées dans leurs poches.

Pourtant, quand Obélix se remit brusquement en marche, Astérix lui embo?ta automatiquement le pas. Il n'y réfléchit même pas consciemment, c'était un réflexe de continuer à suivre son ami, même avec une petite distance les séparant.

Mais à présent qu'ils n'avaient ni leurs discussions, ni un sanglier derrière lequel courir pour se distraire, ils ne pouvaient que ruminer leurs pensées, particulièrement Astérix.

Il n'aurait peut-être pas d? réagir aussi vivement, mais tout de même, Obélix exagérait ! Toujours à foncer sans réfléchir aux conséquences… même s'il n'était peut-être pas entièrement à bl?mer pour la fuite du sanglier. Malgré tout, Astérix bouillait encore trop de colère pour oser s'excuser avant Obélix. Même si… argh ! Pourquoi est-ce que tout devait être aussi compliqué aujourd'hui ?!

Perdu dans ses idées noires, Astérix regarda sans vraiment voir le chemin bifurquer. Une des ailes de son casque se redressa soudainement en même temps qu'il assimilait l'information et il s'arrêta pour se tourner vers la croisée des chemins, pensif.

D'un c?té l'attendaient Obélix, Idéfix, les sangliers, la chasse… de l'autre, c'était le chemin vers le camp de Babaorum. C'était tout près. Assez près pour rattraper ensuite Obélix gr?ce à une rasade de potion magique. Il pourrait même inviter Obélix à l'accompagner et tous deux pourraient se réconcilier en se défoulant sur les Romains.

Les aboiements d'Idéfix et le fracas de branches cassées par la course d'Obélix le tirèrent brusquement de ses réflexions :

? C'est un gros ! Viens Idéfix, celui-là on va l'avoir ! ?

Même pour une bagarre de Romains, Obélix serait dé?u de laisser tomber la chasse alors qu'ils n'avaient encore rien attrapé. Malgré leur dispute et son agacement envers Obélix en cet instant précis, il n'était pas mesquin au point de ruiner le sport préféré de son ami.

Peut-être avaient-ils juste besoin d'un moment chacun de leur c?té pour se calmer, en fin de compte.

Il pouvait en profiter pour satisfaire cette curiosité qui le taraudait depuis des jours, faire taire ces inquiétudes qui l'empêchaient de dormir et commen?aient même à mettre en péril son amitié avec Obélix…

Aussi silencieusement que possible, Astérix s'élan?a sur le chemin menant vers le camp romain.

Il n'allait faire que jeter un coup d'?il, raisonna-t-il.

Rien de plus.


Il lui fallut un peu plus longtemps que prévu pour atteindre la plaine entourant Babaorum. Mettant ?a sur le compte de la fatigue, Astérix continua néanmoins son avancée en chemin découvert, utilisant tout buisson et relief de terrain pour se dissimuler. Sa petite taille et sa vitesse étaient des avantages dans ce genre de situations, mais il se trouva bient?t face à un obstacle qu'il n'avait pas prévu.

Il lui restait une cinquantaine de pas à faire pour atteindre le mur d'enceinte depuis le fourré derrière lequel il s'était caché. Mais les Romains avaient encore clairement leurs stricts entra?nements de Rome en tête malgré leur récente raclée : les sentinelles accomplissaient consciencieusement leur devoir dans leurs tours de garde, balayant du regard la plaine, à la recherche du moindre détail suspect. Habitué à la négligence (ou juste bêtise) des troupes installées en Armorique depuis longtemps, Astérix n'était pas s?r que ses ruses habituelles marcheraient sur ces légionnaires-là.

Encore que… les sentinelles surveillaient la plaine, certes, mais aucune ne pensait à regarder juste sous leur nez ou dans la direction du camp lui-même. En arrivant au fossé devant la palissade, il passerait dans leur angle mort. Restait à y arriver, cependant.

Si Astérix avait juste voulu rentrer dans le camp et se battre, la question aurait été vite réglée, bien s?r, mais il n'était pas là pour ?a. Peut-être qu'une gorgée de potion le rendrait assez rapide pour arriver au mur d'enceinte…

Des bruits de galop retentirent à l'extérieur du camp et Astérix se baissa par réflexe.

Des cavaliers romains arrivèrent ventre à terre à Babaorum et s'arrêtèrent brusquement devant la porte principale du camp. Alors qu'ils attendaient qu'on leur ouvre, un des chevaux, piaffant nerveusement, s'emballa brusquement et hennit assez fort pour être entendu de toute la centurie, y compris des sentinelles, qui rel?chèrent un moment leur vigilance pour observer la commotion.

Profitant de l'occasion, Astérix courut aussi vite que possible la distance restante jusqu'au talus et de là grimpa jusqu'au sommet du mur d'enceinte se tenant aux poteaux taillés en pointe, ailes plaquées contre son cr?ne pour être plus discret, il balaya du regard le camp. ? sa grande satisfaction, il n'aurait pas pu choisir un meilleur point d'observation : juste devant lui, à parfaite distance d'écoute, le centurion faisait les cent pas devant sa tente en compagnie de ses décurions. Il semblait attendre quelque chose, qui s'avéra être les cavaliers ceux-ci le saluèrent nerveusement dès qu'ils eurent mis le pied à terre et le centurion s'avan?a vers eux d'un pas frénétique.

? Alors ?! ?

L'un des messagers répondit en marmonnant quelque chose dans sa barbe, inaudible depuis le point d'observation d'Astérix.

La réponse ne parut pas plaire au centurion.

? Qu'est-ce que tu veux dire, les autres camps ont refusé mon invitation ?!

— Centurion, ne tire pas sur le messager mais… le centurion Dernierbus dit que la dernière fois que tu as eu une idée géniale nécessitant leur aide, vous vous êtes pris tellement de marrons que maintenant il en a une indigestion. Quant au centurion Oursenplus… sa réponse était assez créative, mais je ne crois pas que tu veux l'entendre, ? Padbonus.

— Et Trucastus ? Des nouvelles ?

— Pas encore mais le groupe envoyé pour l'informer devrait rentrer d'une minute à l'autre… mais je ne crois pas que sa réponse sera bien différente.

Le messager se frotta l'arrière du cr?ne, embarrassé, mais Padbonus l'ignora et recommen?a à faire les cent pas.

? Les l?cheurs ! Juste quand j'avais enfin mis au point un plan ! Comment pensent-ils que nous allons avancer dans notre situation ? En attendant sagement la relève chacun dans notre coin avec ici et là les Gaulois nous ridiculisant ? Nous avons besoin de nous unir si nous voulons avoir une chance contre ces fous !

— C'est s?r que la raclée suite à notre initiative n'est pas très bien passée, ? Padbonus… intervint un décurion à c?té du centurion.

— Mais à présent, on a affaire à un autre type de raclée : celle où nous raclons le fond du pot si nous voulons obtenir des résultats !

— Plut?t qu'un pot, c'est le fond de la marmite, et ?a, c'est les Gaulois qui l'ont avec leur potion magique.

— Ils ne l'ont pas en permanence ! rugit Padbonus en frappant la table devant sa tente du poing. Sinon, ils n'auraient pas besoin d'en boire, c'est logique ! Et même avec ?a, ils ont des faiblesses ! ?

Il recommen?a à faire les cent pas, toujours énervé.

? Pour que des fous bagarreurs sans vraie armée ou stratégie puissent résister aux armes comme à la ruse, ils doivent se serrer les coudes. Leur druide leur fournit la potion magique, mais c'est leur chef qui doit les garder unis dans l'adversité. C'est sur lui que nous devons concentrer nos efforts ! ?

Astérix fron?a les sourcils. D'ordinaire, une fois confrontés aux Gaulois une première fois, les nouveaux Romains se résignaient aux baffes pour le restant de leur stationnement en Armorique, à moins que César ou un de ses sbires ne décide d'un plan destiné à affaiblir le village. Ces Romains-là non seulement n'étaient pas démoralisés par la puissance de la potion magique, mais semblaient bien déterminés. Et ils poussaient plus loin la réflexion sur la fa?on de vaincre le village.

Ce centurion l'inquiétait ; il avait bien fait de suivre son instinct. Le village et surtout Abraracourcix devait être mis au courant de...

? Que fais-tu là, Gaulois !? ?

Astérix faillit l?cher sa prise. ? sa gauche, depuis la tour de garde, une sentinelle braquait son pilum vers lui d'un air mena?ant.

? Réponds, par Jupiter ! Que viens-tu fabriquer ici ?! ?

? l'intérieur du camp, certains Romains avaient entendu l'exclamation de la sentinelle et se tournaient dans leur direction.

?a faisait beaucoup de Romains d'un coup, vu sous cet angle.

? … Je visite ? ?

Astérix écarquilla les yeux et l?cha l'une de ses prises sur le mur d'enceinte, juste à temps pour éviter le pilum lancé sur lui, l'arme se plantant là où s'était trouvé son bras deux secondes plus t?t.

? ALERTE ! LES GAULOIS ATTAQUENT ! hurla la sentinelle, amenant les légionnaires à s'emparer de leurs armes et à se précipiter en renfort.

— Bon, et bien je repasserai, salut la compagnie ! ? dit précipitamment Astérix avant de l?cher son autre prise, se laisser glisser de la palissade et s'enfuir à toutes jambes vers la forêt, esquivant de justesse un autre pilum.

? Qui est ?! cria Padbonus en accourant vers la palissade.

— Un nabot blond avec un casque à ailes, il est parti vers la forêt ! ?

Le visage du centurion s'éclaira soudainement, puis se transforma en rictus cruel.

? Tiens donc… L?GIONNAIRES, NE LE LAISSEZ PAS S'ENFUIR ! TOUS ? SES TROUSSES ! AD GLADIOS ! ? aboya-t-il, ses ordres engendrant un mouvement frénétique à travers le camp.

? l'orée de la forêt, hors d'atteinte des pilums, flèches et autres projectiles, Astérix reprit son souffle un moment et détacha sa gourde rapidement. Il aurait préféré ne pas avoir à s'en servir, mais vu la situation…

Les Romains commen?aient à sortir du camp, il n'y avait plus de temps à perdre. Qu'est-ce qui lui avait pris de ne pas boire immédiatement et régler rapidement tous ces tracas ?

Maudissant la fatigue qui lui avait embrouillé les idées, il retira le bouchon et but une grande rasade.

Et stoppa net.

Ce n'était pas de la potion magique dans la gourde.

Juste de l'eau.

Astérix sentit un poids glacé lui tomber sur l'estomac. En un instant, il revit les évènements de la nuit. L'étagère renversée. Les gourdes ramassées à la va-vite dans l'obscurité. Son réveil h?tif et sa précipitation.

Les clameurs et aboiements d'ordres des légionnaires le tirèrent de son état de choc.

Sans perdre plus de temps à se lamenter sur son sort, il se tourna vers le sentier pour s'enfuir vers le village.

Un cheval monté par un légionnaire jaillit tout à coup sur le chemin en face de lui et se cabra à sa vue, manquant d'écraser Astérix. Quatre autres cavaliers apparurent à sa suite en apercevant le Gaulois isolé et le camp en ébullition d'où les troupes sortaient à grande vitesse, ils talonnèrent immédiatement leurs montures en direction d'Astérix. Celui-ci chercha à les esquiver et s'échapper vers le village, mais le premier cavalier devina son intention et lui barra le passage avec son cheval, rejoint par un autre le reste du groupe bougea pour l'encercler, aussi bien gr?ce à leurs montures qu'à l'aide de leurs glaives. Astérix tourna vivement sur lui-même pour ne trouver aucune issue.

? Rends-toi, Gaulois ! C'est fini pour toi ! ?

Malgré la situation périlleuse, malgré les Romains du camp qui rattrapaient rapidement son avance, malgré son essoufflement, ces simples mots ne firent que raviver la détermination d'Astérix.

La chasse était lancée, mais par Toutatis, il ne comptait pas se laisser prendre aussi facilement !

Dans un geste insensé, il courut et sauta à la tête d'un des chevaux et en tira brusquement les rênes, accompagnant son assaut de cris et de grands gestes du bras l'animal paniqua et, incapable de se cabrer, botta furieusement, son cavalier à deux doigts d'être désar?onné. Astérix l?cha les rênes et profita du chaos engendré par l'affolement des chevaux pour s'enfuir. Mais les cavaliers barraient toujours la route vers le village, ceux du camp étaient sur le point d'atteindre la forêt et bloquaient l'échappatoire vers la plaine. Seule restait la direction opposée, droit dans les bois, et Astérix ne perdit pas de temps à réfléchir à la question : il se sauva aussi vite que possible au c?ur des arbres.

Le plus simple aurait été de retrouver Obélix, mais Astérix était bien placé pour savoir qu'une fois lancé dans la chasse, on perdait vite la notion des distances et du temps. Vu la taille de la forêt, il pouvait être n'importe où et il n'avait plus le temps de le chercher. Les Romains étaient sur ses talons : sans potion magique, même en étant un bon coureur, il ne pourrait pas les distancer éternellement, d'autant plus s'ils avaient des chevaux.

Il avait l'avantage de mieux conna?tre la forêt en revanche. Certains coins, truffés de ronces et d'escarpements, étaient toujours désertés par les Romains comme les Gaulois. Impossible d'accès pour un cheval, labyrinthe tortueux pour des légionnaires peu familiers avec la région.

Le plan parfait pour s'en sortir.


? Dis, centurion, je comprends toujours pas le plan. ?

Oursenplus soupira et fit stopper son escouade. Après avoir attendu que les habituels entrechocs de casques et boucliers de légionnaires s'arrêtant brusquement se soient calmés, il répondit patiemment à Cubitus :

? Je l'ai déjà expliqué : cette région de la forêt est toujours déserte. Les Gaulois ne viennent pas y chasser et n'ont aucun intérêt à y tra?ner en dehors de la saison des champignons ou des m?res.

— Mais qu'est-ce qu'on vient y faire, nous, alors ?

— Nous, on passe par là parce que c'est un bon moyen de rejoindre Laudanum pour notre partie de cart… pour notre réunion mensuelle stratégique entre centurions de la région.

— Mais on aurait pu passer par Babaorum, non ? Parce que passer dans la forêt, ?a rend nerveux les copains, on pourrait tomber sur les Gaulois.

— Qu'est-ce que vous ne comprenez pas dans ? les Gaulois ne viennent PAS dans cette partie de la forêt ? ? Si on passait par Babaorum, on se retrouverait à découvert face à toute visite des fous. Sans parler, ajouta-t-il entre ses dents, de ce Padbonus de mes…

— ? centurion, on fait quoi si on tombe sur des fous ici ? ? coupa un autre légionnaire appelé Humérus.

Oursenplus compta silencieusement jusqu'à X et reprit la parole très doucement, comme s'il s'adressait à des enfants.

? Je vous répète que les. Gaulois. Ne. Viennent pas. Par ici ! C'est pour ?a que nous y passons plut?t que de prendre les sentiers habituels et de risquer une mauvaise rencontre.

— C'est vrai que c'est mal fréquenté ces forêts gauloises, acquies?a Cubitus.

— C'est bieeeen, je suis fier que vous ayez compris, ironisa Oursenplus. Maintenant, in agnem (*) ! Venire (**)… Pergere (***) ! ?


(*) Formez la colonne

(**) En avant

(***) Marche


Ils étaient tenaces, ces Romains.

Même au c?ur de la futaie, ils continuaient à poursuivre Astérix à pied ou à cheval, il pouvait les entendre crier et se frayer un chemin à travers les fougères, les buissons et les arbres. Ici et là, une exclamation de douleur quand un Romain se prenait les pieds dans des racines lui indiquait que son plan fonctionnait malgré tout.

? Je le vois ! Il est parti dans cette direction ! ?

Ou peut-être pas.

? Rattrapez-le ! ?

Pas très créatifs dans leurs réflexions, en tout cas.

Cependant son esprit était occupé par un autre problème. Il aurait juré que le chemin jusqu'aux ch?taigniers qui lui aurait permis de rejoindre le village était plus court…?

Il s'arrêta brusquement et cligna des yeux. Puis jura intérieurement.

Il y avait eu un double tranchant à son idée. Astérix avait beau conna?tre ce coin de la forêt mieux que les Romains, il ne le connaissait pas si bien que ?a. Les troncs morts, les vieilles souches, les clairières, le relief du terrain, tout était très utile pour se repérer… si on avait le temps de regarder au lieu de courir droit devant soi et surtout si on n'avait pas l'esprit embrouillé par la fatigue.

Si seulement il avait quelques minutes ! Mais chaque fois qu'il pensait avoir pris assez d'avance pour ralentir et reprendre son souffle, un Romain parvenait à l'apercevoir, ce qui relan?ait les autres à sa poursuite. Et malgré la tentation, il ne devait pas essayer de se cacher : il suffirait d'une battue pour le dénicher sans qu'il puisse s'échapper.

Non, il fallait qu'il les sème, c'était la seule solution.

Il fallait juste qu'il tienne encore un peu.

Juste assez pour atteindre une autre partie de la forêt plus à l'ouest qu'il savait encore plus sombre, sauvage et difficile d'accès. Plus léger que les Romains en armure, il lui serait plus facile de monter à un arbre et de s'échapper par là. Si Toutatis et Cernunnos, le dieu des forêts, lui venaient en aide, il pouvait encore s'en tirer.

Il sauta par-dessus un rocher au sommet d'une butte et réalisa trop tard son erreur : la pente de l'autre c?té était beaucoup plus raide sans grand-chose pour s'accrocher.

Il dévala dans un roulé-boulé plus ou moins gracieux vers une cuve naturelle bordée d'escarpements et atterrit sur les feuille mortes tapissant le sol.

Juste au moment où un autre groupe de Romains passait.

Romains et Gaulois se fixèrent pendant une demi-seconde de réalisation.

? Les Romains !

— LES FOUS ! SAUVE QUI PEUT ! ?

Ce fut le chaos. Les légionnaires paniquèrent et se mirent à courir dans tous les sens, pour se cogner les uns aux autres et faire immédiatement demi-tour pour se cogner contre d'autres, agitant leurs pilums sans faire attention à leur cible. Le centurion beugla des ordres incompréhensibles qui ajoutèrent à la confusion. Au milieu de ce fatras, coincé entre les Romains devant lui et la paroi raide de la cuve dans son dos, Astérix tentait vainement de s'échapper sans se faire embrocher par les armes des légionnaires affolés, à nouveau cerné. La panique venait d'être son alliée mais devenait rapidement une source de danger.

Une ouverture, par Toutatis, juste une ouverture pour passer… là !

Il s'élan?a en avant, juste au moment où un légionnaire devant lui se retourna, cria de terreur à sa vue et réagit automatiquement pour se défendre.

Astérix vit trop tard le bouclier foncer dans sa direction avant que sa tête n'explose.


Obélix redressa brusquement la tête, les sens en alerte.

? ses pieds, le sanglier qu'il avait plaqué au sol avait fini de bouger mais Obélix était encore vibrant d'énergie après la bagarre. Il était s?r d'avoir entendu un autre sanglier dans les buissons, mais c'était s?rement juste son imagination, Idéfix l'aurait prévenu sinon.

Obélix gloussa, très fier de lui-même, et se retourna vers son ami :

? Ha ha, t'as vu Astérix ?! Celui-là, il était costaud, t'as bien fait de me le laisser, mais promis le prochain il est pour… ?

Il s'interrompit en réalisant qu'Astérix n'était nulle part en vue. Pendant un instant, il resta muet, les yeux écarquillés. Les oreilles d'Idéfix s'abaissèrent en voyant l'expression choquée et peinée de son ma?tre.

? Ah bah ?a… ah bah ?a c'est la meilleure ! ?

Obélix se releva et regarda tout autour de lui mais Astérix avait bel et bien disparu. Au bout de plusieurs secondes, son expression ébahie laissa place à un profond froncement de sourcils, son expression devenant sombre et colérique pour masquer sa déception.

? Alors comme ?a, M?ssieur Astérix pense qu'il est trop bien pour chasser le sanglier avec moi juste parce que j'ai fait une petite bêtise ! M?ssieur Astérix pense qu'il est plus fort et plus malin que tout le monde, même quand M?ssieur Astérix tient pas debout ! Eh bah on n'a pas besoin de lui, hein Idéfix ?! On ira les chercher nous-mêmes ces sangliers ! Même qu'on en ramènera plus que lui, na ! ?

Le petit chien gémit doucement. Obélix ramassa le sanglier d'une main, le cala brusquement en travers de ses épaules, toujours furieux, et commen?a à s'éloigner à grands pas sans regarder en arrière. Pendant un instant, Idéfix sembla hésiter à le suivre, allant et venant comme s'il sentait quelque chose de mena?ant mais ne pouvait déterminer quoi. Il se tourna dans la direction opposée à son ma?tre et renifla l'air, cherchant sans succès l'odeur de son autre humain.

Obélix finit par se retourner vers son chien.

? Alors Idéfix, tu viens ? Il se débrouillera sans nous, nan mais sans blague ! ?

Avec un dernier jappement troublé, Idéfix suivit le livreur de menhirs au plus profond des bois.


Toute l'escouade se figea en voyant le Gaulois blond s'effondrer, assommé par le violent coup de bouclier de Cubitus. Pendant un long moment, nul n'osa faire le moindre mouvement, ni même respirer, de peur d'être le point d'attention du Gaulois quand il se relèverait, enragé et prêt à en découdre.

Mais les secondes s'écoulaient et il ne se relevait pas.

Cubitus, le bras portant son bouclier encore tendu après son coup à l'aveuglette, finit par murmurer d'une toute petite voix.

? Il… Il est mort ? ?

Ces mots semblèrent sortir Oursenplus de sa stupeur. Très lentement, mouvement par mouvement, il avan?a d'un pas, puis d'un autre. En passant devant Humérus, il lui prit son pilum et s'approcha précautionneusement vers leur ennemi à terre. Il hésita un moment. Puis, prenant bien garde de ne pas trop s'approcher, il tendit le manche et poussa légèrement le corps du Gaulois avant de reculer précipitamment.

Aucune réaction.

S'enhardissant, il tapota un peu plus fort. N'ayant toujours aucune réaction, il osa enfin avancer vers le guerrier au point de pouvoir le toucher s'il se penchait vers lui.

? Alors, centurion ? souffla Humérus.

— Alors… bah, il est juste assommé ?, répondit Oursenplus sans oser trop élever la voix malgré tout. Il se redressa et se gratta la tête, perplexe.

— Bon alors… qu'est-ce qu'on fait ?

— C'est pas normal centurion, tu es s?r qu'il n'est pas mort ?

— Il respire encore, donc, oui, je suis à peu près s?r qu'il n'est pas mort.

— Mais c'est bizarre, d'habitude c'est nous qui finissons assommés.

— Peut-être que c'est une nouvelle stratégie ? Ils font le mort jusqu'à ce qu'on baisse notre garde ?

— Pourquoi feraient-il ?a ? Avec leur potion, ils peuvent nous casser la figure quoi qu'on fasse. ?

Le babillage de ses légionnaires fit réaliser quelque chose au centurion. Quelque chose qui paraissait trop énorme pour être crédible mais était la seule explication à toute cette situation absurde.

? … Il n'avait pas la potion magique. ?

Le babillage s'interrompit net.

Tous les légionnaires des camps de la région rêvaient à l'occasion d'entendre ces mots. D'apprendre que les Gaulois qui leur pourrissaient la vie et le moral à coups de poings ne disposaient plus de leur arme ultime. Au moins, dans ce cas-là, ils auraient toujours une chance face à une poignée de fous mal armés.

Un Gaulois assommé et potentiellement sans potion, en théorie, c'était la plus belle chose qui puisse arriver.

En pratique, c'était troublant. Déconcertant. Terrifiant, même, si on y réfléchissait un peu. Ce n'était juste pas normal.

? Euh… c'est une bonne nouvelle du coup, centurion, non ? demanda timidement Cubitus.

— ?a dépend. Est-ce qu'il est le seul à ne plus l'avoir ? Et si c'est le cas, pourquoi ? ?

Voilà une autre raison pour laquelle ?a perturbait autant l'escouade. Les réponses à ces questions pouvaient absolument tout changer.

Non pas pour la première fois, ils étaient tous bien contents de ne pas être à la place de leur centurion. C'était à lui de décider de la marche à suivre.

? Du coup, on fait quoi ?

— Je viens de me poser la même question, imbécile, sauf que moi j'y réfléchis ! rétorqua sèchement Oursenplus avant de prendre une longue inspiration. De toute fa?on, c'est pas bien compliqué : si on le capture et que les Gaulois ont encore la potion, on va le regretter. En plus, c'est le petit malin, je le reconnais. C'est un vrai sac à faex, celui-là, et son copain ne doit pas être bien loin. ? mon avis, le mieux c'est de filer et d'espérer qu'à son réveil, il ne se souviendra de rie… ?

Un remue-ménage dans les taillis du dénivellement fit bondir toute la troupe, qui se mit automatiquement en formation défensive, les pilums dressés mais les genoux tremblants, y compris Oursenplus.

Padbonus et ses hommes surgirent brusquement au sommet de la cuve, les armes au clair.

? ?a y est, on le tient !… Centurion Oursenplus ?

— Oh, génial, il manquait plus que lui ?, grima?a l'intéressé.

Padbonus ne parut pas entendre la pique, son regard rivé sur le Gaulois inconscient sur le sol aux pieds de l'autre centurion. Avec un r?le hargneux, il descendit rapidement l'escarpement, ses hommes sur ses talons.

? Oursenplus, quand j'ai fixé l'objectif à notre dernière réunion de management, je n'avais pas dit que c'était une compétition ! Le but était de coopérer !

— La seule réunion tu veux dire… attends, de quoi parles-tu ?

— De la capture du chef des irréductibles Gaulois, pardi !

— Le chef des… quoi ?!

— Celui que toi et tes hommes avez capturé, même si vous avez laissé fuir le reste de ses guerriers.

— On a fait ?a, nous ? chuchota Humérus.

— Enfin au moins, gr?ce à vous, il n'a eu aucuns renforts quand nous l'avons surpris en train de nous espionner.

— Mais… de qui tu parles à la fin ? osa demander Oursenplus.

— Enfin, de lui, bien entendu ! ? claironna Padbonus en désignant d'un large geste de la main le Gaulois assommé.

Les m?choires de toute la troupe d'Aquarium tombèrent vers le sol. Le premier à en retrouver l'usage fut un légionnaire nommé Radius, un bon copain de Cubitus et Humérus :

? Attends, ils ont changé de chef ?

— ?a va, c'est pas un peu fini, le ch?ur grec, là ?! s'énerva Oursenplus en se tournant brusquement vers ses hommes, avant de reprendre d'un ton plus calme sa discussion avec l'autre centurion. Padbonus, tu es s?r de ce que tu avances… que c'est le chef du village, je veux dire ?

— ?videmment ! Je l'ai affronté lors de la bataille il y a quelques semaines…

— ? Affronté ?, vraiment ?

— … Il était porté sur un bouclier par ses hommes. Qui d'autre que les chefs gaulois sont transportés ainsi, hein ? Et aujourd'hui, il est venu nous narguer en venant nous espionner dans notre propre camp !

— Ah bah oui, c'est s?r qu'espionner soi-même l'ennemi, ?a vient avec le boulot de chef, ironisa Oursenplus.

— Bien s?r ! Pour lui avoir fait face, je peux te dire une chose, centurion Oursenplus : c'est le genre de chef qui n'hésite pas à donner de sa personne pour inspirer sa tribu. J'imagine qu'il avait ses hommes à proximité et qu'il a voulu leur montrer combien il était facile de nous berner, même sans potion… Mais maintenant, ils ont fui gr?ce à vous et il est seul et sans renforts !

— Oui, alors pour cette histoire de Gaulois mis en fuite…

— ?coute, interrompit Padbonus d'un ton plus conciliant, je sais que je t'en demande beaucoup mais… au moins, revendiquons ensemble l'honneur de cette capture quand nous l'amènerons à César ! ?a faisait des semaines que j'y travaillais ! En plus, nous l'avons traqué jusqu'ici… non pas que je remette tes efforts en question, hein !

— Tu veux le… livrer à César ?

— ?videmment, par Jupiter ! Pourquoi, je devrais filer et espérer qu'à son réveil, il ne se souvienne de rien ? Ha ! ?

Il éclata de rire à sa propre blague et ses hommes lui firent grassement écho. Oursenplus et ses propres hommes, beaucoup moins. Padbonus ne parut pas remarquer ce détail alors qu'il reprenait, un rictus sardonique sur son visage :

? Et puis, j'ai un petit compte à régler avec ce maudit Gaulois… je veux être là et savourer la terreur sur son visage quand il sera face au grand César. J'ai h?te de le voir brisé et humilié alors qu'il se soumettra enfin à la puissance de Rome ! ?

— Oui enfin… Nous aussi on risque de finir brisés et humiliés si les Gaulois l'apprennent. Ne pense-tu pas qu'il serait plus… stratégique d'attendre un peu pour voir ? ?

Oursenplus avait parlé d'un ton calme et apaisant. Mais loin de convaincre Padbonus, celui-ci se tourna abruptement vers l'autre centurion, ses yeux brillants de colère et la main soudainement crispée sur la garde de son glaive :

? Rien ne m'empêchera d'avoir ma revanche. Pas même toi, Oursenplus ! Je suis prêt à partager mon triomphe, mais tu ne me le retireras pas !

— Mais… il est fou, non, on est d'accord ? murmura Cubitus assez fort pour que la moitié des légionnaires d'Aquarium l'entende.

— La ferme, Cubitus ! ordonna sèchement Oursenplus malgré sa propre appréhension. Padbonus, ta décision est donc prise ?

— Absolument ! Mais ne t'inquiète pas, camarade, je m'assurerai que ton r?le dans cette capture soit bien mis en avant…

— Ah mais non non non ! ?

Padbonus cligna des yeux, surpris par l'éclat du centurion d'Aquarium.

? Pla?t-il ?

— Ce que je veux dire, s'empressa de dire Oursenplus, c'est que tu… as tout à fait raison, oui oui oui, c'est un effort collaboratif, mais tu es celui qui a fourni le plus d'efforts et qui mérite toute la gloire de cette capture. ?a ne serait pas juste si je m'en appropriais une partie.

— Centurion Oursenplus… tu ferais ?a pour moi ? dit doucement Padbonus, l'air touché. Tu me laisserais récolter les honneurs d'un tel exploit ?

— Je pense que… tu es celui qui a le plus besoin de faire ses preuves auprès de César. Pour ton travail acharné, il te faut une juste récompense et tu l'as bien méritée. Tiens ! s'écria-t-il en soulevant le Gaulois toujours inconscient par le col de sa tunique et en le tendant vers un Padbonus médusé qui le prit par réflexe. En signe de bonne foi ! Et je t'ajoute même son casque en prime ! enchérit-il en ramassant le casque à ailes du guerrier et en le fourrant aussi dans les mains de Padbonus. Tout ce que je te demande, c'est que tu prennes entièrement crédit pour cette capture, ne mentionne ni mes hommes ni moi. Ah, et si tu dois le livrer à César, je te conseillerais de ne pas perdre de temps, les Gaulois ne risquent pas de prendre bien cet enlèvement. Il faudrait que tu partes très loin le plus vite possible… je dis ?a dans ton intérêt, hein. ?

Pendant un instant, Padbonus parut sincèrement ému par le sacrifice de son camarade et sourit, les indices de larmes au coin de ses yeux. Puis son regard tomba à nouveau sur le Gaulois et le sourire ému se tordit en une grimace cruelle avant qu'il ne le jette aux pieds de ses hommes.

? Ramenez-le au camp et encha?nez-le solidement ! Et qu'on prépare des chevaux et un attelage, nous partons immédiatement rejoindre César à Nemossos ! Allez, en avant ! Presto ! ?

Les légionnaires de Babaorum s'ébranlèrent et disparurent en quelques minutes avec leur prisonnier.

Ceux d'Aquarium restèrent silencieux jusque bien après leur départ.

Finalement, Cubitus s'éclaircit la gorge.

? … Du coup je comprends plus rien, centurion, c'est le petit blond le chef des Gaulois ?

— C'est pas le gros roux à tresses ?

— Mais non, lui c'est le livreur de menhirs.

— Non, l'autre gros roux à tresses !

— Aaaaah si si si, c'est bien lui.

— Mais apparemment non, en fait ? ?

Oursenplus prit une grande inspiration et se tourna vers ses hommes.

? Bon. ?coutez-moi bien, les comiques : il ne s'est rien passé.

— Hein ?

— Ben si, Padbonus a embarqué l'un des irréducti…

IL NE S'EST. RIEN. PASS? ! On rejoint les autres centurions, on fait notre réunion, on rentre au camp et on ne dit rien sur cette histoire. On nous pose des questions, on n'a rien vu, on ne sait rien ! Je ne veux pas être mêlé à cette histoire quand les Gaulois l'apprendront et croyez-moi, vous non plus. Et avec un peu de chance, on sera débarrassés de ce cinglé de Padbonus pour de bon, ajouta-t-il dans sa barbe.

— Ouais, enfin les Gaulois feront pas la différence entre Padbonus et nous quand ils viendront demander des comptes…

— Raison de plus pour ne rien leur dire sur ce qu'on a vu !

— ? centurion, on s'est pas un peu dégonflés là ? On était censés laisser le petit rusé filer pour éviter les baffes…

— Tu veux aller le réclamer à Padbonus, Habéuscorpus ? ? moins que quelqu'un d'autre ne veuille s'en charger, peut-être ? ?

Oursenplus balaya du regard ses légionnaires, qui se découvrirent tous une soudaine fascination pour l'herbe devant leurs pieds. Tiraillés entre leur peur des Gaulois et le comportement inquiétant de Padbonus, aucun n'osait prendre le risque de faire une bêtise.

Leur centurion finit par laisser échapper un bref soupir blasé.

? C'est bien ce que je pensais. Maintenant, on repart, il se fait tard. In agnem, venire, pergere, vous connaissez la chanson. ?

La colonne reprit sa route à travers les bois en t?chant d'ignorer le sentiment d'appréhension qui leur nouait peu à peu l'estomac.

Ils n'auraient rien pu faire, de toute fa?on, se raisonnèrent-ils.

Mieux valait le Gaulois qu'eux.


La journée avait été aussi belle qu'ardente, mais le temps changeait vite en Armorique : des nuages s'accumulaient à l'horizon, poussés depuis la mer par un suro?t lourd et crépusculaire.

Panoramix revenait d'un des champs à l'extérieur du village où il était allé troquer des légumes pour ses potions. Même si la pluie ne serait pas là avant un bon moment, les Gaulois n'aimaient pas quand le ciel devenait sombre et se préparaient à leur fin de journée. On rangeait ses outils, on couvrait ses étals, on vérifiait l'état des portes, on rentrait les bêtes et les enfants ; un spectacle bien répété, composé d'habitudes que le vieux druide ne remarquait qu'à moitié tant elles étaient familières.

Ce qu'il remarquait et lui faisait légèrement froncer les sourcils était l'absence de deux Gaulois en particulier. Astérix et Obélix prenaient plus de temps que prévu pour leur chasse, lui semblait-il… mais peut-être s'inquiétait-il un peu trop vite.

Comme pour lui donner raison, la voix d'un garde de la porte du village retentit soudainement :

? Hé, Obélix est de retour ! ?

Panoramix se tourna pour accueillir les deux chasseurs, mais son sourire se figea légèrement en même temps qu'il réalisait le sens de la phrase de la sentinelle.

Une scène aussi familière au village que les bagarres et chutes de bouclier du chef était le retour de chasse d'Astérix et Obélix, leurs sangliers sur le dos et la bonne humeur venant avec la pratique de leur sport préféré sur leurs traits.

Mais aujourd'hui, Obélix avait le visage sombre et boudeur. Plus remarquablement, il était seul avec quatre sangliers empilés dans son dos comme un de ses menhirs. Idéfix le suivait, certes, mais d'Astérix, nulle trace.

? Obélix ? Astérix n'est pas avec toi ? ?

Obélix ne s'arrêta même pas et donna un coup de pied rageur dans un caillou. Celui-ci s'envola par-dessus la muraille à l'autre bout du village et jusque dans la mer.

? Non, Astérix n'est pas avec moi, parce que M?ssieur Astérix sait tout mieux faire que tout le monde et il m'a laissé tomber pour aller tout seul de son c?té ! Voilà pourquoi il est pas avec moi ! ?

Panoramix le laissa continuer son chemin et ses marmonnements vexés. Il connaissait bien le livreur de menhirs : dans cet état, il ne servait à rien d'essayer de le raisonner. Il se calmerait tout seul au bout de quelques heures, voire quelques minutes, ou se réconcilierait avec son meilleur ami tout aussi vite.

Malgré leur amitié, les disputes entre Astérix et Obélix étaient fréquentes mais semblables à des éclairs : aussi bruyantes et impressionnantes que brèves et généralement sans conséquences. C'était aussi une routine du village que Panoramix avait l'habitude de voir.

Mais tout de même… ce n'était pas le genre d'Astérix de partir seul de son c?té quand il se disputait avec Obélix. Les rares fois où il l'avait fait étaient à cause des raisons assez graves pour venir demander conseil à Panoramix.

Y avait-il un détail qui lui avait échappé ayant conduit à une querelle entre les deux amis ? Peut-être cela avait-il un rapport avec leur retard pour la chasse de la matinée ce n'était pas non plus leur genre à tous les deux.

La plupart du temps, Astérix et Obélix étaient assez grands pour gérer leurs problèmes tout seuls. Peut-être Astérix n'avait-il besoin que de quelques heures d'isolation pour se calmer. Néanmoins, Panoramix décida d'aller parler au petit guerrier si la situation ne s'arrangeait pas à son retour.

Une brusque rafale de vent rafra?chit l'air. Panoramix resserra sa cape en étouffant un frisson et reprit sa route vers sa hutte et son pigeonnier, pressé de retrouver la chaleur de son foyer et ses compagnons ailés.

Il se faisait probablement trop de souci pour rien.

Il l'espérait.


AN : Rappelez-vous, les enfants, les reviews c'est la vie, même si c'est pour crier de frustration ;P